Le Démon Horloger. Hommage à Hubert Selby Jr (Général)

posté par autrichongris , 01/12/21, 17:44
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Amis chronomaniaques, au fond d'une sauvegarde, j'ai retrouvé un texte que j'ai pondu en... 2009, et je ne me souviens pas du tout de l'avoir publié ici, mais peut-être est ce le cas.

Il est donc tant de faire un coming out.





Le Démon horloger. Hommage à Hubert Selby Jr

Avertissement au lecteur. Ceci est une nouvelle romancée s’inspirant de faits plus ou moins réels de la vie de l’auteur.

Thème central de ma collection, les montres de plongée mécaniques ont accaparé l’essentiel du temps que je consacre aux montres depuis plusieurs années.

Homme libre, de sensibilité démocrate chrétienne au sens ou les Rhénans et les Suédois l’entendent, privilégiant la recherche du consensus à l’asservissement, mais sans doute plus touché que je ne le pense par les dérives de notre société occidentale, je n’ai ni cherché ce qui m’est arrivé, ni voulu souffrir, ni paraître. IL m’a pris, c’est tout. IL m’a soumis, et j’ai aimé.

Au départ, l’idée m’était tombée dessus assez naturellement. En réunissant deux activités que je pratiquais, collectionner les montres à la petite semaine et pratiquer la plongée sous-marine, il m’a pris, quand mes moyens me le permirent, d’orienter la première de ces activités vers les objets qui permettent de pratiquer la seconde. C’était plutôt simple, non ?

En tant que plongeur, j’ai toujours trouver naturel tester in situ la crédibilité de mes montres de plongée sous l’eau en tant qu’instrument de mesure du temps passé à plonger, mesure qui a une importance particulière sous l’eau compte tenu des risques associés au couple profondeur/temps passé, qui doit impérativement être domestiqué sous peine de complications pouvant aller jusqu’à la mort, voire la paraplégie, rien que ça.

J’ai donc passé un temps fou à chercher la plongeuse ultime, qui allierait une portabilité naturelle en dehors de l’eau, soit 99.9% de mon temps, et me servirait d’outil de mesure du temps sous l’eau, à la fois solide, lisible au premier coup d’œil, durable, bref le meilleur compromis portabilité / efficacité. Quel intérêt à cela ami lecteur ? Franchement, aujourd’hui encore je n’en sais rien, ou plutôt si je sais depuis que j’ai compris qu’IL m’avait pris.

Avant d’approfondir le sujet, je dois bien entendu évacuer le débat, s’il en est encore un, sur l’utilité des montres de plongées mécaniques à la fin du 20è siècle, et même début 21è paraît-il, pour rassurer la plupart d’entre vous. Oui, un plongeur suffisamment masochiste et obligatoirement incompris pour emmener à 40 mètres une montre de plongée à 4000€ ne le fait plus que par PUR PLAISIR PERSONNEL totalement indécent, le débat utilitaire étant réglé depuis 25 ans avec l’apparition de l’électronique sous-marine, couplée à une théorie de la décompression fort avancée, vous délivrant des informations formidables au poignet à tout instant de la plongée sur ce que l’on appelle un ordinateur de plongée, un truc qui fonctionne avec des piles.

Un point liminaire encore qui me tient à coeur. La notion de pur plaisir personnel indécent mérite à mon avis un instant d’attention et de lucidité de notre part. Dans l’ensemble une passion comme la notre associant fragiles petits objets mécaniques et prix élevés est 1/ hors de portée du grand public, tant en moyens qu’en compréhension 2/ franchement déraisonnable à une époque ou l’heure la plus précise se trouve partout depuis la porte du four à micro ondes jusqu’aux tickets de caisse des hypermarchés. Ces deux points associés forment incontestablement une forme d’indécence à l’heure ou les milliers de salariés des sous-traitants de l’automobile ne savent pas si leur usine rouvrira après 3 mois de chômage technique. Nous somme donc dans l’obligation d’assumer pleinement, souvent devant un entourage rétif, l’achat peu justifiables et le port de ces trop fragiles objets manufacturés hors de prix qui constituent l’aspect égoïste de nos démarches et sont partie intégrante du plaisir, guide suprême de nos instincts de collectionneur. Certains diront qu’il s’agit peut-être d’une forme légère de schizophrénie au sens d’un dysfonctionnement social et comportemental entrainant une altération de la réalité. Il est vrai que plaisir et égoïsme sont des notions très étroitement associées sur de nombreux sujets, et qu’on ne peut exclure une forme de trouble de comportement à vouloir absolument emmener un objet à 4000€ qui ne sert à rien sous l’eau, ou les risques de chocs et de pertes sont immenses.

J’ajoute enfin au chapitre personnalité que oui, mes revenus me permettent d’écrire ce papier de façon confortable vu mes moyens de subsistance actuels, incontestablement réversibles toutefois, ce qui ne m’empêche pas d’être formidablement mal à l’aise de mettre dans une montre des sommes qui représentent 3 mois de salaire d’un ouvrier français, 10 mois d’un hongrois et 2 ans d’un égyptien, tout en étant incapable de résister. J’ai des problèmes de riche, je sais. Ca me fait mal, et c’est tout aussi schizophrène.

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J’ai donc engagé ma démarche au long cours pour trouver l’Objet Ardent et s’il ne s’agissait de ma rencontre avec LUI j’adapterais volontiers à cette quête la formidable phrase de Flaubert consacrée aux voyages : « Il voyagea. Il connut la mélancolie des paquebots, les froids réveils sous la tente, l’étourdissement des paysages et des ruines, l’amertume des sympathies interrompues. Il revint. »

J’ai commencé il y a 10 ans par une Oris, dont les allers-retours au SAV m’ont définitivement écarté de la marque, puis une classique Seiko diver’s 200, rapidement suivie d’une Monster et d’une Citizen Dolphin. Je puis dire aujourd’hui que ma folle route et son pilote incontrolable, m’ont rapidement éloigné de ces montres de base, fiables et solides. En fin de compte les seules montres mécaniques proches des ordinateurs de plongée que l’on devrait à moindre risque emmener sous l’eau se sont elles. Je reviendrais là dessus. Je ne savais pas encore ce qu’Il allait faire de moi.

Inévitablement, ce qui est apparu à mes yeux comme des défauts, m’a sauté aux yeux. Faible précision du mouvement, finition de base, bref j’étais mûr et je voulais passer du Formule 1 au Novotel. En changeant le niveau de la chambre, je me suis bien entendu renseigné au passage sur la couleur du papier-peint et la qualité des matelas.

J’ai donc émigré vers Sinn marque discrète mais baroudeuse. EZM 1, 203, plus tard U2, dont les pseudo défauts m’ont rapidement sauté aux yeux. L’EZM 1 a une lunette fragile, un bracelet (titane première génération) merdique et un mouvement au reset légendairement capricieux. La 203 n’a pas grand chose d’une plongeuse, et l’U2 un verre avec antireflet double face facilement rayable, donc vite rayé. Il m’est apparu bientôt évident que le prestige de la marque viendrait rehausser d’évidentes qualités sous marines, exit Sinn, un étrange pincement au cœur, un sentiment encore inconnu me soufflait qu’il fallait voir ailleurs.

Au Sofitel il y avait Omega ! Seamaster Peter Blake, Seamaster AC, Seamaster J. Bond coaxial, Chrono PO, rien que ça. De la finition irréprochable, du quasi manufacture avec le Fred Piguet, une marque de légende. Comblé. Heureux. Enfin presque. Pourquoi cette lunette de Seamaster est elle si dure à tourner avec des gants sous l’eau ? P’tain cette rayure sur ma PO chrono après la plongée, c’est quand même incroyable ce que ça se raye pour un rien l’acier ! Pourquoi l’aiguille squelette des minutes de la Bond est elle si courte, celle de la Peter Blake est pourtant si lisible et si longue… Le Démon, c’était lui !!

Ca y est, j’y suis, je vais donner une tournure exclusive à ma collection, c’est évident comment n’y ai je pas pensé plutôt ? Plongeuse ET manufacture, mais c’est évident quand même ! Inévitablement le théorême brunaldien* se réalisait, après toutes ces années j’allais acheter… une Rolex ! C’était LUI encore.

J’ai acheté une Sea dweller, la plongeuse ultime, la Comex, Sean Connery, Cousteau, Che Guevara, tous se bousculaient dans ma tête, j’avais acheté un bout du mythe, une légende j’en étais, je n’étais plus dehors, j’étais DEDANS !! J’avais achevé ma quête, inévitablement j’avais acheté une Rolex et j’étais au Four Seasons, j’avais vaincu le Démon.

Fier et sûr, je paradais ma Rolex au poignet. Accompli, libéré. Je plongeais quelques fois avec elle, je n’avais pas encore 50 ans et déjà une Rolex.

Ca vient imperceptiblement, comme dans un couple qui ne voit pas venir les signes avant coureurs de la séparation. Une gêne, une critique, une ride, d’abord légers puis grandissants, puis évidents : la plus belle femme du monde avait de nombreux défauts elle aussi et je n’en voulais plus. Le Démon, un temps endormi, en avait décidé ainsi. Ce verre cheminée proéminent pas du tout protégé par la lunette m’indisposait, l’aiguille des minutes un poil trop courte, la lunette non graduée intégralement, la lisibilité nocturne misérable, la légende était ternie, IL me tenait à nouveau ! Les garçons coiffeurs italiens avaient la même, vraie ou fausse, No Rolex No Sex, la brutalité de l’image de la marque, icône pillée, me transperçait. A tel point que je ne pouvais plus la porter. M’en séparer, brulé, devenait urgent, vite… Arrête, Démon !

Cette crise d’une rare violence s’estompa après la séparation et fut suivi d’une période calme ou plutôt de léthargie vaporeuse.

Une fois remis, j’essayais une lente Rédemption de ce douloureux divorce avec Seiko, marque dont l’image ne risquait pas de me consumer, en me concentrant toutefois sur le haut de gamme. Marinemaster 300, 600 Springdrive, Grand Seiko diver’s 200. Cette marque a le mérite d’avoir conservé des qualités reconnues en plongée depuis 40 ans, excellente lisibilité et lunette entièrement graduée, critères qui me tiennent à cœur, tout en étant très portables au quotidien (sauf la SD 600 sans doute). Peut-être en contrepoint du rejet de Rolex, IL a fait surgir en moi que le fait d’acheter une Seiko (presque) le prix d’une Rolex et que nous soyons 300 à le savoir, me faisait secrètement bander. Shangri La. Je croyais que je L’avais mis en cage, en fait c’était encore LUI qui m’utilisait.

IL m’a fait acheter une GP seahawk à mouvement de manufacture, une vraie bourgeoise qui ne supporte que le Grand Hyatt. Je ne contrôlais plus rien, je passais d’un extrême à l’autre, le Horla horloger m’avait basculé, déculotté, violé, et … j’y avais pris un plaisir fou !

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Arrêtons-nous içi quelques instants sur ce qui a remplacé les montres de plongée aux poignets des plongeurs : les ordinateurs de plongée. Quiconque en a déjà approché un de près vous le dira, il s’agit en général de gros objets rustiques, ceinturés de caoutchouc, avec un verre protégé par une seconde couche de plexiglas, bref exactement le contraire d’une montre de plongée haut de gamme, tout acier ou tout titane. Quelques semaines de port intensif sur un bateau par exemple, ou la manipulation des équipements de plongée en espace réduit reste rude, est un outrage pour toute montre en métal qui devient rapidement couturée de cicatrices plus ou moins profondes, et pour les verres soumis à rude épreuve, un test auquel personne ne songera à soumettre une montre de prix. Dans ces conditions pourquoi l’amateur devrait il approcher les pontons et les compresseurs avec un objet fragile et onéreux ? L’unique réponse à cette question tient bien entendu dans une évidence marketing, les montres de plongée ne plongent plus à 95%, ce taux devant encore augmenter avec le prix de la montre, et les montres à fort pouvoir d’évocation de l’univers sous-marin sont désormais vendues à des gens qui n’ont pas la moindre intention d’aller plus profond que le fond de la piscine de l’hotel.

Une seule logique prévaut donc si l’on tient absolument à emmener une montre mécanique en plongée : emmener deep down un objet aussi rustique qu’un ordinateur de plongée. Logique et humain ne font souvent bon ménage, mais il est fort déraisonnable d’emmener au fond autre chose qu’une Seiko diver’s ou une Citizen, les deux sur bracelets caoutchouc. Mais être déraisonnable reste humain.




* Hypothèse forte émise par le théoricien horloger Bruno l’Accrodutictac, cocréateur du forum Chronomania.

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Je déteste deux choses: l'analyse et le pouvoir. Sviatoslav Richter


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