La Smiths du Tahitien (Général)

posté par capitaine56 , Toujours près de la mer, 10/06/19, 20:12

Ceci n'est pas une montre:

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C'est une montre de cloison de navire. Une Smiths, pour être précis. Made in England.

Ceci n'est pas un "drapeau":

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C'est un pavillon. Celui des Messageries Maritimes, pour être précis. Fabriqué en France.

«Quel rapport entre les deux? me direz-vous

-Des tas, vous rétorquerai-je, à ceci près que je ne vous entretiendrai ni de la montre vue ci-dessus, mais d'une cousine, ni du pavillon lui-même, mais de l'un des nombreux bâtiments qui eurent l'honneur de l’arborer à leur proue.

Si vous avez le temps, je vous invite à participer à une petite promenade en mer. Prévoyez des vêtements légers, il va y a voir du soleil et ne vous encombrez pas du moindre ravitaillement, il y a ce qu'il faut à bord. Parés? Larguons les amarres.

En 1851 nait une compagnie maritime qui répond au nom de Messageries de Méditerranée puis dès 1852 à celui de Messageries Impériales. Rassurez-vous, nous ne remonterons pas aussi loin dans le passé. Notons en passant que l'un de ses paquebots, le «Peluse», est le premier navire civil à franchir le canal de Suez lors de son inauguration en 1869. Le monde lointain lui ouvre ses portes et ses ports. Sachez simplement qu'un beau jour, le Second Empire ayant connu la fin que vous connaissez, la compagnie prend le nom de Messageries Maritimes, la Méditerranée étant devenue trop petite pour elle. Après le canal de Suez, c'est celui de Panama qui va donner accès au Pacifique, sans contourner l'Afrique ni le Cap Horn. Les Messageries Maritimes s'engouffrent dans la brèche et créent, entre autres, une ligne ralliant Marseille à Sidney via Madère, les Antilles, Tahiti, les Nouvelles Hébrides et la Nouvelle Calédonie. Joli et fructueux programme.

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Peu après le second conflit mondial, l'heure est venue de renouveler la plus grande partie de la flotte. En 1950 on met en chantier, à Brest, le paquebot qui sera le centre de notre sujet. Il se nomme le «Tahitien». Son frère jumeau, construit à Cherbourg, s'appellera le «Calédonien». Vous le devinez, cela ne sent pas l'embarquement vers des climats polaires. L'un et l'autre entrent en service en 1953.

Le Tahitien en construction


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J'en vois parmi vous un ou deux qui froncent les sourcils en lisant le mot «paquebot». Ils ont raison. Il ne s'agit «que» de paquebots-mixtes, donc des engins destinés à transporter des hommes, bien, mais aussi du fret, pouah. Tant pis pour ceux qui tordent le nez, qu'ils débarquent. Ceux qui souhaitent poursuivre le voyage doivent prévoir de longs congés: le trajet Marseille-Sidney dure six à huit semaines. Longues semaines de souffrances, de privations et de coups de soleil. L'horreur.

En effet, la compagnie n'a que faire du bien-être de ses passagers. S'il veulent être choyés, qu'ils embarquent donc sur les merveilleuses unités d'une flotte concurrente, la P & O, par exemple, où ils pourront déguster tout à loisir le summum de la cuisine britannique. Que ceux qui s'entêteront à naviguer, contre vents et marées, sous pavillon français s'apprêtent à souffrir mille maux. J'en veux pour preuves ces quelques images du confort plus que spartiate offert aux malheureux voyageurs:

Le bar des premières classes (71 passagers)

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L'escalier central

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Le salon de la classe "tourisme" (84 passagers)

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L'équipage lui-même est soumis à des conditions de vie atroces.

Cabine du Lieutenant mécanicien

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Cabine des élèves-officiers (identique aux cabines des passagers de classe tourisme)

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Quant à l'équipage, parlons-en! Un ramassis de voyous dépenaillés, la lie de notre belle Marine Marchande,
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encadrés par de soi-disant officiers plus souvent au bar qu'à leur poste
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Les orgies font suite aux orgies

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L'abus d'alcool n'est alors pas dangereux pour la santé. Quelle belle époque!


Les pires tentations sont à portée de main
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L’État Major n'hésite pas à se livrer à de scandaleuses turpitudes et à torturer d'innocentes victimes à chaque passage de l'équateur.
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Le Commandant lui-même s'abandonne à des danses lascives en compagnie de femmes légères sous les yeux de passagers effarés
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Bon, restons sérieux. L’accueil sur ces paquebots, mixtes ou pas, représente bien sûr le fin du fin, le nec plus ultra de l'époque. Jetez un petit coup d’œil sur le menu ordinaire d'un dîner de la classe tourisme , vous m'en direz des nouvelles. Petite précision: ce menu est également proposé à l'équipage.
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Quant à celui des premières, n'en parlons même pas! D'autant que Messieurs les Officiers en bénéficient tout à loisir. On croit rêver…
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Vous n'en avez cure? Les seules choses qui vous intéressent ce sont les montres, les montres, les montres. OK! On y vient!

Pour cela, il vous va falloir prendre un peu d'exercice. Après les apéros et les repas que vous venez d'ingurgiter, ça ne vous fera pas de mal. Descendons dans les entrailles du navire, nous allons rendre une petite visite aux moteurs. Il y en a deux. Deux modestes bestiaux de chez Burmeister et Wain, diesel 2 temps, 10 cylindres et 11900 chevaux chacun. Voici la partie supérieure de l'un d'eux, avec sa rangée de culbuteurs à l'air libre. Ah! Ah! On est loin de la 403 Peugeot de votre grand- papa, avec son diesel Indenor de 1800 cm3, ses 4 cylindres et ses 48 chevaux anémiques…

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Ici, le poste de commande des moteurs, sur le parquet inférieur

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Au milieu, vous voyez une petite table métallique sur laquelle sera posé un registre où l'on notera heure par heure, minute par minute, tous les événements se déroulant dans les machines. Au dessus, en position centrale, LA montre.

Au premier plan, à gauche, on distingue un organe essentiel: le «chadburn», en français «transmetteur d'ordres».

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C'est lui qui relie la passerelle aux machines et qui va entraîner, (enfin nous y voilà!) l'utilisation de LA montre vaguement aperçue ci-dessus et que voici ci-dessous

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Vous le voyez, c'est une brave Smiths Astral sans complication particulière, comme on en trouvait alors des tas sur des tas d'embarcations.

Solide, simple, réserve de marche de huit jours, un brave outil. Je ne vous infligerai pas un cours sur Smiths (avec un S final) fondé par Mister Samuel Smith (sans S final) en 1851, la même année, pure coïncidence, que les Messageries. Juste une petite piqûre de rappel: Toute personne normalement constituée ayant possédé ou possédant une automobile anglaise,

Montre de tableau de bord Smiths

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un avion vintage de même origine (c'est plus rare), ou ayant piloté un Lancaster pendant la seconde guerre mondiale (reste-t-il seulement l'un de ces pilotes?), ou dans l'Aéronavale Française jusqu'en 1960/61, a forcément utilisé une montre Smiths.
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Enfin, il n'est pas bien difficile de trouver une Smiths «militaire»
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Revenons à celle qui doit retenir votre attention. Voici quelques photos (piquées quelque part sur Google) d'un modèle identique:
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L'intérêt de celle du Tahitien réside dans la "lunette" qui l'entoure: à quoi peut-elle bien servir? Comment l'utilise-t-on? J'interdis formellement à tout ancien mécanicien de la «Mar-Mar» de donner la réponse, sinon tout le turbin que je me tape n'aura servi à rien
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La réponse à la première question est relativement simple:
elle sert à éviter de casser la frêle mécanique dont vous avez eu un aperçu plus haut. En effet, il est plus facile de remplacer, dans votre garage, les segments du piston de votre Vélo Solex
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que de changer en mer un piston de 2000 kilogrammes
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Cette délicate mécanique déteste les accélérations brutales et les vibrations subséquentes; c'est cette petite horloge de rien du tout qui va aider à préserver les deux machines de 71300 cm3 chacun (alésage 62 cm, course 115 cm, cylindres 10)

Reste à comprendre comment ça fonctionne. C'est là qu'intervient un personnage que je n'ai pas encore évoqué:
l'officier le plus jeune dans le grade le moins élevé


Vous qui avez effectué, heureux temps «pré-chiraquien», votre service militaire avec le grade d'aspirant, vous avez sans doute été amené à «chanter le menu» au mess jusqu'à ce qu'un autre plus bleu que vous vienne prendre votre place. J'ai pour ma part subi ce bizutage et m'en suis à peu près remis, merci.

Cet élève officier mécanicien, «le zef» (surnom d'une bleusaille, dans la marine) est "l'horloger" de service dans la salle des machines. Le job à la c.., quoi. Celui qui nous intéresse a failli ne jamais embarquer aux Messageries Maritimes. En conséquence je ne serais pas en train de m'échiner bêtement sur ce bête sujet mais bon.

Il s'en est fallu d'un cheveu qu'il pose son sac sur un chalutier fécampois à la grande pêche, le «Jupiter»,
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avec le titre hautement enviable de graisseur, chalutier sur lequel il aurait pu, en ciré de gros temps, bonnet de laine et bottes de pont, bouffer à en gerber de la morue, de la morue et encore de la morue accompagnée de patates à l'eau et arrosée de gros qui tache, plutôt que de se goberger de caviar servi à la louche, accompagné de vodka glacée («na zdrowie!»), en uniforme immaculé et n'aurait jamais lié connaissance avec la charmante Smiths qui est le cœur de notre sujet.

Ecce homo:

Michel Frézouls sur le pont du Tahitien, en haut au départ de Marseille, en dessous à l'arrivée à Tahiti.
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Cherchez les différences. (en bas il porte une Seiko, en haut, il porte une cigarette)


Son rôle consiste à utiliser notre montre de cloison, en liaison avec les ordres venus de la passerelle via le chadburn. Comme vous avez tout compris quant à l'usage de celui-ci, je n'y reviens pas.

Les moteurs sont démarrés et en train de monter en température, tout est paré. Voici que le Commandant décide d'appareiller en direction des mers du sud et des vahinés. Il transmet à l'officier mécanicien l'ordre: «en avant lente», que ce dernier s'empresse d'exécuter. Au même instant, la tâche du petit jeune homme ci-dessus commence. Vous allez voir, c'est tout simple:

L'horloge indique 17 heures 15. D'une main calme et sûre, le «zef» va faire pivoter la lunette, sur laquelle il est inscrit: «montée en allure» à l'aide de l'un des deux bitoniaux situés sur le pourtour en amenant le chiffre 75 face à l'aiguille des minutes. Je vous laisse une minute pour assimiler la manœuvre. Puis il note l'heure.

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Si la photo est à l'envers, c'est pour que vous puissiez lire le 75 sans vous tordre le cou


C'est quoi, ce 75? (Avis à la population: le premier qui répond "un canon", se prend un obus) C'est le régime de rotation des moteurs en vitesse lente: 75 tours par minute. Quasiment au ralenti, quoi! (Ralenti: 70 t/min, démarrage: 30 t/min)

Le Commandant, pressé d'aller prendre l'apéritif avec les passagères de première classe, transmet l'ordre «en avant toute» dès la sortie du port et le débarquement du pilote. L'officier mécanicien, qui n'est pas tombé de la dernière averse tropicale, ne va pas lâcher les chevaux brutalement, sinon risque de boom ses jolies bielles! Il va faire monter progressivement sa mécanique en régime jusqu'à atteindre le chiffre 130, ce qui correspond à la vitesse maximale de rotation des moteurs. Et où il est le 130? Juste en face de la minute 45 des 18 heures. Génial, n'est-il pas? Donc, le chef-mécanicien dispose de 90 minutes, montre en main, pardon, en cloison, pour effectuer cette montée en régime et atteindre la vitesse de croisière (environ 17 nœuds) sans à-coups, sans excès de vibrations et sans endommager ses beaux 10 cylindres en ligne, sauf nouvel ordre de la passerelle demandant par exemple, afin d'éviter de renverser le champagne, que l'on demeure à 100 tours/minute, ce qui se produira, si l'on suit les instruction de la montre, à …17 heures 50. Hop, on note l'ordre et l'heure.

Nous voici partis. La prochaine escale étant le port de Funchal, à Madère, où l'on fera éventuellement du carburant pour les machines et à coup sûr pour les hommes (você gosta de vinho da Madera?), nous allons être tranquilles un moment, jusqu'à ce qu'arrivent les ordres: «en avant demi», puis «en avant lente», puis en «arrière lente», puis «stop».

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On va donc maintenant s'intéresser à la réduction pour ralentir. A nous la petite horloge. Michel, au boulot!

Le Tahitien au mouillage à Funchal

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Il est temps d'observer la partie interne de la lunette de notre horloge. On y peut lire: «réduction». On va réduire de même que l'on est monté en régime: sagement, progressivement. Pas question de couper d'un coup comme sur votre Solex, ou d'écraser la pédale de frein, comme sur la 403 de Pépé: il n'y en a pas!
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Ce sont à nouveau les aiguilles des minutes et des heures qui vont servir de repère pour la diminution de régime moteur, l'amenant de 130 à 70 tours minute, avant que le Commandant ou l'officier de quart donne l'ordre «stop». Bien sûr, entre les deux commandements «en avant toute» et «stop», la passerelle peut se livrer à maintes manœuvres, en avant, en arrière, en fonction des difficultés du départ, de la navigation, de l'accostage, etc. La liaison doit être parfaite entre la passerelle et les machines et notre petite Smiths fait partie des nombreux éléments indispensables pour que tout se passe pour le mieux dans le meilleur des mondes marins. Grâce à elle, l'heure de chaque ordre transmis est scrupuleusement notée sur le registre ad hoc.

Notons au passage qu'à en croire son utilisateur, cette montre n'a jamais dévié de plus d'une minute par semaine, quelles que soient les conditions de navigation.

Les années passent. Après avoir desservi fidèlement les lignes des Messageries, le Tahitien va prendre une semi-retraite sous un autre pavillon. Fin 1971, à l'issue de son dernier voyage sous pavillon français, il demeure à Marseille jusqu'à sa vente en 1973 à un armement chypriote, Aphrodite Cruise, pour être utilisé entre Ancône et Patras sous le nom d'«Atalante» après transformation (670 passagers au lieu de 360). Cédé à un autre armement grec il va brièvement naviguer en tant que ferry sous le
patronyme «Homericus». Il sera ensuite rebaptisé «Atalante» et cédé à Paradise Cruise qui l'utilisera pour des croisières en Méditerranée jusqu'en 2001.
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Il sera finalement démoli en Inde en 2004, marquant ainsi la mort du dernier survivant des paquebots des Messageries Maritimes.
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Il ne reste de lui aujourd'hui en France, outre de nombreuses photos, cartes postales et documents divers, que cette petite montre de cloison. Comment a-t-elle bien pu survivre? Michel Frézouls nous le raconte:

«A l'issue de notre dernier voyage, je suis demeuré un moment dans la salle des machines, je me suis muni d'un tournevis, j'ai déposé la montre, l'ai glissée dans un chiffon et je suis rentré avec elle chez moi.»

Plus simple, tu meurs…

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Je tiens beaucoup à ma montre, c'est mon Grand Père qui me l'a vendue sur son lit de mort (W. Allen)


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GUY J, Cedric38
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