Une marque défunte: UTI (Articles)

posté par capitaine56 , Toujours près de la mer, 29/05/16, 19:25
(Modifié par capitaine56 le 29/05/16, 19:42)

Il n'est pas particulièrement aisé de reconstituer l'histoire d'une marque disparue quand tous les intervenants sont également disparus. Je vais tenter cependant de faire partiellement revivre une défunte qui eut ses heures de gloire:

[size=20]UTI


Ceux qui seront en mesure de combler les lacunes dans mes recherches sont les bienvenus.

Au cours du mois d'avril 1907, paraît dans la Revue Chronométrique cet avis que tout un chacun peut consulter à la Bibliothèque nationale :

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« Rien d'étonnant », me direz-vous.

-Si, vous répondrai-je. Parce que c'est une histoire de fantôme. 

-Au fou ! Hurlerez-vous.»

Je constate que vous me connaissez bien, mais tant pis. Je maintiens mon affirmation et je la prouve :

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Cet autre avis est paru précedemment dans la même revue en février 1907. Deux mois plus tôt. Si cela ne suffit pas à vous convaincre, voici une seconde preuve post-mortem :

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Petit texte accompagné de cette photo, prise dans la division 7 du cimetière du Père Lachaise, suivie de son commentaire :

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Vous ne me croyez toujours pas ? Bon. Trois preuves valent mieux qu'une :

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Cette fois-ci, je suis convaincu que vous êtes enfin convaincu, sinon je m'avoue vaincu et je m'arrête là.

Quelle est la solution à cette fantomatique affaire ? Ayant mis des troupes d'élite bien connues sur le coup, je vous propose de vous la donner moyennant quelques minutes de votre précieux temps.

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Comme j'adore les fly-back, nous allons effectuer un saut en arrière qui va nous amener aux alentours du milieu de XIXème siècle. Hop ! C'est parti.

Tandis que Louis Philippe premier (et dernier) est vigoureusement poussé vers la sortie en France, un dénommé Charles Couleru-Meuri crée à la Chaux-de-Fonds, en Suisse, son entreprise de fabrication d'instruments de mesures et de montres.

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Sincèrement, j'ai eu un mal de chien à le localiser, celui-là ! A-t-on idée, aussi, d'être fabriquant de maréographes* en Suisse ! Depuis quand y a-t-il des marées sur le lac Léman? Et à la Chaux-de-Fonds? Et tout particulièrement au 58 rue Leopold Robert, où se trouve la fabrique (emplacement occupé aujourd'hui par le Crédit Suisse)? Ils sont fous, ces Helvètes!

Parenthèse aquatique:

*Maréographe: invention stupide qui indique les horaires des marées à un endroit donné, ce qui veut dire qu'au moindre déplacement en longitude ou en latitude, les informations fournies sont fausses, ce qui permet aux navigateurs d'effectuer des relevés de sonde à l'aide de la quille de leur navire, manoeuvre particulièrement attrayante au jusant par coefficiant de 115 au milieu de l'archipel de Chausey.

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Le maréographe n'est donc utile qu'au navigateur demeurant accoudé au bar du club, dans l'attente de la marée basse, pour aller ramasser des huîtres.


Fin de la parenthèse.

Cela dit, c'est à ce Charles, inventeur aussi d'une montre de bicyclette que succédera, en 1901, Hector Lévy.

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Cet Hector Lévy a épousé en 1876 Alice MEYER (prière de bien retenir ce nom) et est domicilié au 102 du boulevard de Sébastopol depuis 1880. Il a été reçu en 1881 en tant que membre adhérent à la société horlogère de Paris.

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Il a pris la suite d'un autre inventeur, français celui-là, célèbre pour avoir conçu le premier réveil-matin, invention qui fait encore un certain bruit, le dénommé Antoine Redier, avec qui il collaborait. Après le décès de celui-ci, il transfère son atelier au 5 de la rue Blondel, dans le second arrondissement de Paris et met à la tête de l'entreprise un certain Georges Meyer qui n'est autre que son beau-frère.

Comme d'habitude, des esprits mal tournés ne vont pas manquer l'occasion d'évoquer quelques établissements connus de cette rue Blondel, mais laissons les dire.

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Hector Lévy s'empresse, pour la bonne réputation de son entreprise, d'ouvrir à deux pas de là, au 139 du boulevard de Sébastopol, dans un bel immeuble haussmannien, un magasin d'exposition aujourd'hui par les bureaux de l'ADIE du second arrondissement.

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Manifestement, il est doué pour les affaires, puisqu'il a repris, au début du XXème siècle, deux entreprises, ouvert une usine à la Chaux de Fonds, 58 rue Léopold Robert, et un magasin sur le boulevard de Sébastopol.

Montre signée par Hector Lévy

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Georges Meyer entre à son tour à la société horlogère de Paris en 1998, sous le parrainage du président Rodanet

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En 1904, Hector Lévy se sépare de l'entreprise Redier au bénéfice d' une société parisienne d'horlogerie, Grivolas.

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Au début de 1906, Lévy continue à faire paraître des publicités dans la Revue Chronométrique, avec l'adresse de sa fabrique à Besançon, 41 rue Battant, qui abrite au jourd'hui une pharmacie:

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Au printemps 1906, malade, il céde sa place à Georges Meyer qui a fondé entretemps la société UTINAM.

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le 17 janvier 1907, Hector Lévy rend son âme à Jehova.

La construction de l'usine de Besançon n'est pas terminée. Est-ce pour cela que le mort a fait savoir par voie de presse qu'il conserve la direction de l'entreprise jusqu'à l'achévement des travaux ? Quand je vous disais que j'allais vous raconter une histoire de fantôme !

Mais non, voyons! Il n'y a pas de fantôme dans cette histoire. Un piège, certes, mais pas un spectre. C'est d'abord la Revue Chronographique puis la Bibliothèque nationale et Gallica qui l'ont tendu en datant de 1907 des avis parus au printemps 1906. Tant pis pour l'anecdote, tant mieux pour la vérité.

Pardonnez cette macabre plaisanterie et reprenons le fil de notre histoire.


Malgré le petit retard (seulement un mois, incroyable aujourd'hui...), l'usine voit le jour rue des Villas à Besançon. Une partie de la production et les bureaux demeurent à la Chaux-de-Fonds. Si l'on en croit Joël Pynson, qui en connait un rayon sur l'horlogerie en Suisse, les montres UTI figureront dans le paysage horloger de ce pays jusqu'en 1926. Après quoi, l'entreprise ne sera plus que française.

Bien vite, Utinam va être plus connu sous le nom de UTI, mais, pour faciliter les choses, les marques UTI, UTINAM et Etablissement Georges Mayer vont être utilisées conjointement jusqu'en 1940!

Parmi les innovations, l'on voit apparaître dès 1912 des bracelets-montres pour hommes et femmes, des mouvements "de forme" ainsi que l'utilisation du radium afin de rendre luminescentes les aiguilles des réveils proposés à la clientèle.

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Maintenant que Georges Meyer est aux commandes les choix stratégiques lui incombent. Comme son prédécesseur, il s'oriente vers des produits haut de gamme. Déjà, en 1897, il avait présenté une montre à répétition pour aveugle, combinant une sonnerie et des plots de repérage pour les minutes qui avait fait l'objet d'un article élogieux dans la Revue Chronométrique.

En 1900, la maison a reçu une médaille d'or à Liège, dans des circonstances un peu rocambolesques et à l'issue d'un appel auprès du jury !

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Une autre médaille d'or lui a été décernée à Paris la même année. Suivront des distinctions à Londres, Turin, Besançon, ainsi que le prouve l'en-tête de ce papier à lettre :


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Le personnel de l'usine est lui aussi souvent honoré de différentes récompences, argent et bronze.

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UTI propose à cette époque, outre ses montres-barcelets, de magnifiques montres de gousset ou des chronomètres régulateurs de chemin de fer.

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En 1918, changement à la tête de la société. C'est maintenant Henri Blum qui est directeur technique de l'entreprise, Georges Meyer étant toujours, semble-t-il le propriétaire. Pourtant, rien ne le prouve car l'histoire va se compliquer et l'Histoire, la grande, va y faire son entrée. Pas pour le meilleur, loin de là...

Henri Blum est né à Scherwiller, en Alsace (alors annexée par l'Empire Allemand) le premier avril 1882, de Alexandre Blum et Joséphine Mayer.

Comment se retrouve-t-il à la tête de UTI? Parce qu'il est le fils de Joséphine Mayer, elle même proche parente de Georges Meyer dont on ne sait ce qu'il est devenu.

DONT ON NE SAIT CE QU'IL EST DEVENU?

Eh bien, oui. Explication:

En 1912, Georges est fait Chevalier de la Légion d'Hooneur. Bon.

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Comme vous pouvez le constater, la date de son décès n'apparait pas sur le document officiel de la Grande Chancellerie.

En outre, lorsque l'on consulte la généalogie familiale, que voit-on?

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Têtu que je suis, je suis allé chercher plus loin. J'ai appris, grâce à Wiki-Watch, que cette date de décès était inconnue. J'ai pu constater qu'en 1921, Georges Meyer ne signait plus les documents de l'entreprise.

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Sa signature, très caractéristique, figurant encore en juillet 1913 sur la coorespondance de la société.


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Exit donc Georges? non! Il est toujours de ce monde et on le retrouve vice-pésident du jury à l'exposition intternationale de barcelone en 1929 (voir N° 2 du 8 janvier 1930 de la revue de la fédération horlogère suisse.) Il jouit simplement d'une paisible retraite.

Henri Blum est aux commandes secondé par son frère cadet de huit ans, Eugène Fernand.

Auparavant, les deux frères se sont mariés. Henri épouse en 1913 Marie Anne Didisheim, née à Saint Imier en 1891. Eugène Fernand convole avec Suzanne Didisheim, soeur de la précédente, née en 1893 à la Chaux de Fonds.

Vous êtes toujours là?

En effet, ce n'est pas du gateau de s'y retrouver dans toutes ces histoires de familles. Il n'y a qu'une marque, Utinam ou UTI, mais les associés,
actionnaires, dirigeants, époux, épouses, quel bazar!

C'est clair, UTI est une entreprise familiale. Mais Blum, Bloch, Didisheim, Levy, Mayer, Meyer, Rouf, Worms, tous pères, mères, maris, femmes, fils, filles, cousins, cousines, beaux-frères, belles-soeurs, comment ne pas s'y perdre?

Bref. Nous voici dans la période la plus riche de la production UTI: montres luxueuses pour dames, horloges, réveils de chevet ou de voyage, collaboration avec de grandes marques de joallerie (qui reprendra après la seconde guerre)


Clip de revers

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Montre platine et diamants

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Montre or pour homme

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Montre dame or jaune et diamants

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Réveil et montre de voyage

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En 1937, Henri Blum décéde. Son frère Eugène lui succède.

Dès l'été 1940, la défaite étant passée par là, les premières mesures anti-sémites sont appliquées en zone occupée. En septembre, l'entreprise change défintivement de nom et devient UTI S.A.

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Le 21 septembre 1942, deux ans plus tard presque jour pour jour, Eugène est interné à Pithiviers, d'où il part vers la déportation (convoi 35). Sa belle-soeur, Anne Marie Blum Didisheim, sera déportée à Auswitch le 15 février 1943, via Drancy, par le convoi 48. La femme d'Eugène, Suzanne, survit à la guerre et s'éteint à Besançon en 1953. Quant à ses enfants, ils ont trouvé refuge chez des membres de la famille à Périgueux jusqu'à la fin de la guerre.

On peut craindre, sans en avoir la preuve, que Georges et son épouse Valérie Rouf, aient été les victimes du décret du 7 décembre 1941 "Nacht und Nebel" (Nuit et brouillard).

Tout a une fin, même la pire des guerres (jusqu'à ce jour, mais ne désespérons pas). On retrouve trace des établissements UTI peu après la fin des hostilités, avec à leur tête Jacques Meyer.

Jacques Meyer, né le 6 janvier 1930, est le fils de Gilles Hippolyte Meyer, né à Ville d'Avray le 4 août 1901, lui même fils de Georges Meyer. Le droit fil est renoué!

Oui, le fil est renoué, mais...il me faut me hasarder dans le champ miné des hypothèses. Bien que je n'en ai pas la preuve formelle, il me semble concevable que Georges puis Gilles Meyer, "ingénieur et industriel", aient confié la direction matérielle de l'entreprise aux frères. Ceux-ci disparus, les Meyer reprennent les manettes.

Marié à une américaine, Rose Magdeleine Weil, Gilles Meyer a pu trouver refuge pendant les hostilités aux Etats-Unis ou en Suisse. Il est certain qu'il a survécu à la guerre, car on trouve trace de son décès à Paris en 1950.


C'est alors que Jacques Meyer, son fils, âge de vingt ans seulement, accède au poste de Directeur Général des établissements UTI, avant d'en devenir le P.D.G en 1956.

Voici sa biographie, façon Who's Who

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Ci-dessous, un extrait de presse datant de 1991 et évoquant certaines périodes de la carrière du même homme.

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Des années cinquante à leur fin, en 1984, les établissements UTI auront continué à oeuvrer avec les plus grands joalliers, particulièrement Van Cleef et Arpels. Cette montre, par exemple:

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UTI a également collaboré avec de plus ou moins célèbres manufactures horlogères:

Breitling

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Glycine

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Lemania

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Rayco

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Universal Genève


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ou a produit des chronomètres et des montres sous son seul nom

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Boutons de manchette avec montre UTI

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L'entreprise s'est faite également connaître, comme avant la guerre, en produisant un nombre incalculable de pendules, d'horloges, de montres de bureau, de table, de voyage et de réveils, soit seule, soit en association avec d'autres marques telles Jaz, Jaccard ou Swiza,

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Jacques Mayer, va s'orienter vers d'autres projets.

UTI, absorbé par Matra, ne présente plus la mondre attractivité.

C'est la fin d'une marque qui aura tenu sa place pendant les trois quarts d'un siècle entre les mains d'une dynastie familiale.


Afin de ne froisser aucune succeptibilité, il ne faut surtout pas que j'omette de citer mes sources:

Archives de Paris
Archives de Ville d'Avray
Dictionnaire de l'horlogerie du Jura
Généalogia
Grande Chancellerie de la Légion d'Honneur
Bibliothèque Nationale (Gallica)
Who's who
Wikipédia

Les sites et revues horlogers:

Francophones:
Chronomania,
F.A.M
Horlogerie Suisse
Microlisk
M.M.H.M.

Germanophone:

Wiki-Watch

Icônographie:

Cronomania
Delcampe
Ebay
F.A.M.
Google
La Revue des Montres


Les sites de ventes:

C.D.A.
Delcampe
Drouot
Ebay
Le Bon Coin

Mille excuses à ceux que j'ai pu oublier.

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Je tiens beaucoup à ma montre, c'est mon Grand Père qui me l'a vendue sur son lit de mort (W. Allen)


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