Un Juste et un chronographe (Articles)

posté par capitaine56 , Toujours près de la mer, 14/04/16, 19:45

[size=15]Peut-être avez-vous vu ou revu sur votre étrange lucarne le film « la liste de Schindler ».

Un nazi qui devient un « Juste », l'histoire est peu banale. Mais un « Juste » qui refuse de se déclarer comme tel, ce n'est pas commun non plus. Ce Juste, qui ne le sera jamais car il en voulut ainsi, fut un de ces héros trop discrets qui ne souhaitaient qu'une chose : oublier. Mais comme je l'aimais bien, car je l'ai connu, je vais vous en parler malgré tout.

Alors, une fois encore, voici une belle histoire et qui a, je vous l'assure, un rapport direct avec les montres. Seuls, dans cette affaire, les noms auront été volontairement changés afin de satisfaire au souhait de discrétion des descendants du principal personnage.

19 juin 1940. Les troupes allemandes rentrent comme dans du beurre en Normandie (je sais, c'est facile...) et atteignent à la vitesse de l'éclair la petite ville où habite et travaille « Albert ». Celui-ci les regarde passer, planté sur le trottoir, au pas de sa demeure. Il fait un temps splendide. L'envahisseur s'installe, prend ses aises et commence à profiter du beau temps et d'un cours du change entre le franc et le mark abominablement favorable : un mark pour vingt francs !

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Ce n'est guère son problème, à notre Albert. Son travail prime, mais cela ne va pas durer longtemps. La loi du 3 octobre 1940, relative au statut des juifs et celle de juin 1941, venant renforcer les mesures coercitives déjà prises par l'occupant, vont bouleverser la vie de ce bon chrétien. C'est qu'il n'a que des amis, Albert et, parmi ceux-ci, des juifs. Sa famille et lui ne peuvent accepter ce que la grande majorité des français tolère, voire même approuve.

L'occasion se présente bientôt, pour lui, d' abriter et cacher un représentant de la « race inférieure ». Cela va l'emmener bien loin de son village normand. Il faut dire qu'il a des tas de qualités, Albert ! Outre qu'il est discret, c'est un taiseux apparemment timide, il peut, de par sa profession liée au ravitaillement, problème crucial, se déplacer à peu près librement. Il a accès en zone interdite (le littoral) en zone occupée, en zone libre, car il dispose des ausweiz indispensables. De surcroît, il a une bonne bouille un peu lunaire, de celles à qui l'on donnerait le Bon Dieu sans confession, pas le genre à se faire taper aux fafs sous prétexte de délit de sale tronche, et à cette époque, ça compte, vous pouvez me croire ! Enfin, sous son aspect débonnaire, il a les nerfs solides et il est courageux.

Albert, par le biais de « son » juif, va intégrer une organisation qui se charge de fournir faux papiers et filières d'évasions, principalement vers la Suisse, aux persécutés. Sa première tâche : accompagner « son » juif, tiens, appelons-le Joseph, jusque dans la zone libre, à Lyon. Ensuite il devra transporter des faux papiers à destination de la capitale de la Résistance.

Novembre 1942: les Allemands envahissent la zone libre et la répression vis à vis de la Résistance lyonnaise d'une part et de la communauté israélite, fort nombreuse encore, d'autre part, va prendre des proportions jusqu'alors inconnues. Il faut savoir qu'à cette date, les offices religieux étaient encore célébrés et que la ville était devenue le siège du Grand rabbinat de France et du Consistoire Central. Après l'arrivée de la Gestapo et la venue de Cllaus Barbie en janvier 1943, tout va changer. Des milliers de juifs vont être pourchassés, arrêtés, déportés, la grande synagogue est pillée.

Albert poursuit sa mission. Il fréquente un petit hôtel, naguère encore tenu par des juifs, hôtel ayant changé de propriétaires dans le cadre de l' « aryanisation ». Grâce à la complicité bienveillante d'une employée qui a pris l'engagement de leur rendre l'établissement dès que les affaires iraient mieux, les propriétaires, nantis de faux papiers, ont trouvé refuge en Suisse...

Dans cet hôtel, Albert rencontre régulièrement « Joseph » a qui il remet les précieux documents tandis que celui-ci lui transmet ordres et courriers. Un détail, en passant : le rôle des porteurs ou agents de liaison, pendant l'Occupation, était sans doute le plus exposé, car ils devaient parcourir les routes et utiliser les gares et les trains, bien entendus particulièrement surveillés. La gare de Lyon Perrache était, par exemple utilisée par l'occupant pour y faire transiter ses convois de ravitaillement. Mais cela sert d'être discret, peu bavard, calme et d'avoir un regard naïf. Jamais Albert, malgré les contrôles, ne sera soupçonné.

2 août 1944. Appuyés sur le parapet d'un pont, Albert et Joseph contemplent un bien réjouissant spectacle : devant eux, passent les troupes allemandes en retraite qui vont laisser la place aux libérateurs. Le 4, Lyon est libre et leur tâche est finie.

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1946. Albert a tranquillement repris son activité habituelle au sein de l'entreprise familiale. A l'exception de ses très proches (et complices) nul ne connaît ses activités passées. Un jour, enfin, Joseph réapparaît. Pas tout seul. Joseph est un homme reconnaissant et, ce qu'ignorait Albert, d'une fortune certaine.

Dans ses bagages, quelques cadeaux qu'il destine à son ami et à la famille de celui-ci. Et quels cadeaux! Manteaux de fourrure pour les femmes, montres pour les hommes. Deux montres identiques, car Albert a un frère. Si aujourd'hui l'une d'elle a disparu, l'autre existe toujours. Je la connais, je l'ai vue, je l'ai touchée. J'ai même insisté, auprès du fils d'Albert, pour qu'il la porte de temps en temps, lors des grandes occasions. Je voudrais bien vous la montrer, mais Albert fils est aussi taiseux et discret que Albert père, ce qui n'est pas peu dire. Alors, quant à photographier la petite merveille, pas question ! Savez-vous ce que c'est, un Normand têtu et bougon?

Pour reconstituer cette histoire, découverte peu à peu bien après le décès d'Albert et de Joseph, il m'a fallu prendre mille précautions, cent chemins de traverse, remettre dix fois sur le métier mon ouvrage, enfoncer des portes closes, élaguer des chapitres et pourtant, je fais partie des proches...

Pff, les Normands ne comprendront jamais rien aux Bretons !

Aussi, comme à ce jour je n'ai pas encore pu faire un cliché de la montre (mais cela viendra, j'en prends le pari), je vous montre une image de sa sœur, en or, comme elle, sur cuir, comme elle, dans toute sa splendeur :

Universal Genève Tri-compax calibre 281


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Je tiens beaucoup à ma montre, c'est mon Grand Père qui me l'a vendue sur son lit de mort (W. Allen)


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chouchou, Nato
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