Arvor, histoire d'un grossiste (Articles)

posté par capitaine56 , Toujours près de la mer, 28/05/15, 13:16
(Modifié par capitaine56 le 28/05/15, 15:23)



"Un mal qui répand la terreur,
Mal que l'Orient en sa fureur
Envoya pour détruire l'industrie horlogère,
Le quartz (puisqu'il faut l'appeler par son nom)
Capable de ruiner en un jour Besançon,
Faisait aux horlogers la guerre.
Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés..."


Bon, direz-vous, le vieux débloque encore. Ma foi, ce n'est pas faux, et j'en demande pardon à Jean de la Fontaine, mais c'est pour une juste cause.

Voici peu, un brillant membre de notre belle confrérie évoqua le sujet des montres anciennes et bon marché qu'il était possible et souhaitable pour leur culture horlogère d'offrir à nos enfants, à l'occasion d'un Noël, d'une fête ou d'un anniversaire. La liste bientôt dressée, quoique non exhaustive, s'avéra interminable. Comment retrouver trace de toutes ces marques défuntes ? Comment reconstituer leur histoire ?

C'est en concluant un récent article, voué aux vieilles montres aux noms qui claquent ( Lip, Rex, Sam, etc) que le projet de faire revivre cette aventure à travers l’existence d'une seule de ces entreprises m'est venu, car toutes ou presque ont connu la même destinée.

Etant d'un naturel éminemment paresseux, plutôt que de me déplacer vers le charmant mais lointain arc jurassien, j'ai regardé devant ma porte nantaise. Les traces de deux marques y apparaissent encore : Arvor et Pirofa.


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Chronographe Arvor




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Chronographe Pirofa



« Chouette, me dis-je en mon for intérieur, l'effort sera réduit et le succès garanti .»

L'évidente connotation bretonne d'Arvor ne pouvait que me réjouir. Donc, va pour Arvor qui se traduit en français par « littoral, côte.»

Google est mon ami, pensais-je. Grave erreur ! Mises à part quelques photos, la page « Montre Arvor » renvoyait vers des liens qui se résumaient à plus de questions que de réponses.

Paresseux mais obstiné, je me décidai à poursuivre mes recherches. C'est cette enquête que je vous convie à partager à travers cet article qui, selon ma mauvaise habitude risque d'être un peu longuet. Aussi vous invitais-je à vous caler dans votre fauteuil avec une boisson revigorante à portée de main.

Qui mieux que ceux qui, parfois, proposent à la vente des montres Arvor, pouvaient me mettre sur la bonne piste ? En farfouillant sur eBay, je finis par tomber sur cette présentation :

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Le Ciel était avec moi et l'affaire dans le sac! Il ne restait plus qu'à trouver ce bon Monsieur Ducoudray, quelque part dans Nantes, à aller l’interviewer et à composer mon article. Hélas non, le Ciel n'était pas avec moi et l'affaire point dans le sac : Monsieur Alexandre Ducoudray n'était plus de ce monde, ce que ne tarda pas à m'apprendre un faire-part de décès paru sur le web voici plus de quatre ans.



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Alexandre Ducoudray (photo Gh. Soltes)


Heureusement, si j'ose dire, le brave homme n'était pas mort sans descendance ni sans laisser derrière lui une épouse. Quelques recherches dans les pages blanches, quelques coups de téléphone et bientôt je renouai le fil d'Ariane. L'histoire des montres Arvor allait pouvoir être racontée par des témoins directs et quels témoins ! La fille et l'épouse du fondateur de la marque en personnes, son plus proche collaborateur et même certains de ses fournisseurs ou clients!

Toute la documentation que vous pouvez consulter dans ce modeste article m'a été spontanément confiée par Madame Marie Thérèse Ducoudray, que je tiens à remercier chaleureusement.

Le 20 octobre 1950 Alexandre Ducoudray dépose la marque « Montre Arvor » auprès du Tribunal de commerce sous le N° 1517. Comment n'ai-je pas pu trouver ce simple renseignement dans les archives de la bonne ville de Nantes ?

Parce que notre Alexandre a déposé sa marque à ...Bayonne. Vous connaissez Bayonne grâce à ses jambons et à ses fêtes pour le moins animées. Y connaissez-vous la moindre industrie horlogère? Alors pourquoi Bayonne ? Parce qu'alors Alexandre Ducoudray réside à Saint Jean de Luz, c'est tout simple et n'en parlons plus.


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Extrait d'archives Tribunal de commerce de Bayonne


Au fait, d'où vient-il, ce Ducoudray ? De Nantes, bien sûr, où une rue porte un nom qui laisse à penser qu'il eut là des ancêtres. Que non point. Alexandre a vu le jour le premier août 1918 à Lamballe, dans les Côtes du Nord (aujourd'hui Côtes d'Armor)

"Voici un Monsieur qui s'amuse à me mener en bateau, m'agaçais-je. Mais cela n'est pas pour me faire peur..."

"Où est Nantes, là dedans ? Et où diable a-t-il étudié l'horlogerie ?"

Nantes, ça va venir, mais l'horlogerie ? Rien. Alexandre Ducoudray n'est pas horloger. Alexandre Ducoudray est artilleur ce qui, mis à part les chronomètres de tir, n'a pas grand chose à voir, vous en conviendrez, avec les montres. Il est artilleur depuis son engagement le 3 mars 1938 au 71ème Régiment d'artillerie de la Division Légère Mécanisée de Fontainebleau.

Voici venir la guerre, la débâcle, l'occupation, puis le retour au sein de la Première Armée Française du général de Lattre de Tassigny et la blessure qui le laissera handicapé lors du franchissement du Rhin en avril 1945. Fin de la carrière militaire.

Le retour à la vie civile n'est pas dénué de vagues, mais il faut bien trouver un boulot. Pas évident quand on a une jambe dans le sac. Nous sommes au début des Trente Glorieuses. Les cartes de rationnement disparaissent, la vie reprend. Un homme actif et ayant le sens du commerce a toutes ses chances.

C'est le cas de notre héros. Comme d'autres, il constate que ses concitoyens ont envie de vivre et de consommer. Quel marché peut-il viser qui touche une majorité de la population? Lui vient alors l'idée de vendre des montres. Pourquoi ? Souvenez-vous, vieillards chenus comme moi : le cadeau principal que l'on offrait aux garçons et aux filles lors de leur Communion Solennelle ? Une montre. LA montre, c'est évident !

Direction Damprichard.


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Vue de Damprichard


Je ne vous ferai pas l'affront de vous apprendre que cette petite ville se trouve dans le Doubs au cœur du cœur de l'horlogerie française. Alexandre Ducoudray y commande chez un fabricant ses premières montres, fruits d'un assemblage de boîtiers et de mouvements de fabrication française. Puis il prend la route. Sa fille raconte :

« Dans les premiers temps, il partait avec des montres dans ses poches pour aller les proposer aux horlogers bijoutiers dans le Nord, en Bretagne et dans le Sud Ouest où il avait gardé de nombreuses attaches. »

Alexandre Ducoudray est un excellent commerçant. Bien vite il se crée un réseau de dépositaires fidèles avec lesquels et entre lesquels il sait nouer des liens à la fois professionnels et affectifs. Étrange notion de nos jours...

Le succès est là. Il a su ne pas viser trop haut, pour ne pas entrer en concurrence avec l'horlogerie dite "de luxe" et a conquis de petits revendeurs à la clientèle relativement modeste en proposant des produits qui ne manquent pas de qualités..

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Arvor "Alarme"


Bien lui en a pris. Le 1er octobre 1957, il possède, au sein de l'entreprise Etienne Bourgeois, son propre atelier de réparation et d'assemblage, toujours à Damprichard.
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Sa famille et lui se sont établis à Nantes (nous y voilà) où il a son bureau rue Monselet, dans le jardin de son domicile, bureau dans lequel il organise ses tournées, car il est son propre représentant, où il reçoit ses clients de la région et d'où il expédie ses livraisons ou les montres destinées à repartir en atelier, car les « Arvor », embarquant des calibres basiques mais de bonne qualité, bénéficient d'une garantie de deux ans.

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Sa publicité repose sur la notion de proximité, de contact personnel entre vendeur et acheteur


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Soucieux d'entretenir des relations courtoises avec ses clients, il ne manque pas de les informer de son prochain passage en leur faisant parvenir cette carte:

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J'ai eu le plaisir de rencontrer, lors plaisant entretien, l'un de ces anciens revendeurs à Nantes, Monsieur Bouchet, homme de l'art spécialisé dans le commerce et la réparation de bijoux anciens (adresse vivement recommandée, publicité gratuite).

« J'ai fait la connaissance de Monsieur Ducoudray en 1958, lorsque, âgé de dix huit ans, j'ai acheté mon premier commerce d'horloger-bijoutier à Chantenay (proche banlieue de Nantes). C'est mon prédécesseur qui me l'a présenté et, bien que ce ne soit là en aucun cas ma formation, j'ai commencé à vendre des montres Arvor.

Lorsque je me suis installé rue Paul Bellamy, dans le centre de Nantes, en 1960, j'ai poursuivi cette activité car je n'avais pas assez de clients en bijouterie. Je vendais également des Pirofa et des Zénith. Mais je n'étais pas le plus gros client de Monsieur Ducoudray sur la ville. J'écoulais pour lui environ cent cinquante montres par an, quand l'un de mes collègues, Monsieur Soulard, aujourd'hui disparu, en vendait plus de mille !

Par contre, c'est grâce au réseau tissé par Monsieur Ducoudray que j'ai pu développer mon activité de réparation et de vente de bijoux anciens, car il communiquait mes coordonnées aux bijoutiers qu'il visitait. Bientôt, les professionnels qui m'ont contacté par son intermédiaire ont composé plus de soixante pour cent de ma clientèle, ce qui m'a permis de me faire connaître et m'a servi de rampe de lancement. »


Chaque année ou presque la collection est renouvelée au gré de la mode. Chaque année, Alexandre Ducoudray, à l’instar d'une armée de représentants en tous genres, prend « son pied la route » au volant de sa voiture pour aller proposer sa marchandise dans le réseau qu'il s'est constitué. Il prospecte ainsi les horlogers de quarante sept départements, ce qui n'est pas peu!

Extrait du catalogue 1958. Montres pour dames[/i][/center]
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Extraits du catalogue 1965. Montres pour hommes

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Montres de plongée

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Entre-temps, Alexandre Ducoudray, emménage rue Alfred de Musset à Nantes. Il installe son bureau au 12 de la place Canclaux dans un immeuble bourgeois et ouvre un atelier dans l'immeuble mitoyen où œuvrera de 1970 à 1984 un horloger, Monsieur Billard. Celui-ci répare, entretient les montres, se charge des livraisons et des expéditions, gère le stock, bref, fait à la fois office de technicien et de magasinier. Bien que licencié en 1984, il garde aujourd'hui encore le souvenir d'un patron sérieux, droit et extrêmement fidèle à ses clients et fournisseurs.

Les boîtes et les mouvements sont d'origine franc-comtoise. Parfois, les calibres proviennent de Suisse, lorsque l'on monte en gamme, avec des boîtiers en or. Il existe une grande diversité de formes, mais on retrouve souvent les mêmes montres sous des appellations différentes, ce qui n'a rien d'étonnant, le nombre de fabricants de calibres et de boîtes étant moins élevé que celui de grossistes. Un exemple amusant avec ces petites montres éducatives:

Arvor
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Lip

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Kiplé

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Pirofa

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Un autre exemple avec nos deux marques"nantaises" et la marque Difor, vendue par correspondance:

Arvor

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Pirofa

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Difor

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Les trois chronographes embarquent le même calibre Landeron 148. Politique toujours d'actualité, me semble-t-il...

Le chaland achète SA montre chez SON horloger, comme il va chez SON boulanger ou SON coiffeur. Il y a de la place pour tout le monde et tout semble aller pour le mieux dans le meilleur des mondes possible jusqu'à ce que brutalement, au tournant des années soixante-dix le quartz déboule.

Les montres se vendent maintenant par milliers dans les grandes surfaces, dans les bureaux de tabac, coûtent une ridicule poignée de sous, sont d'une précision redoutable, avec plein de fonctions rigolotes et quand on n'en veut plus ou qu'elles tombent en panne, on les jette...Comment lutter ? Le monde de l'horlogerie française chancelle puis s'effondre.

Comme beaucoup, Ducoudray va tenter d'argumenter qualité, service, proximité, relationnel et diversification.

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Il va également s'orienter vers l'originalité avec des mouvements automatiques placés dans des boîtiers sensés rappeler l'affichage digital des montres à quartz:

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Arvor automatique "digitale"; Heure, minutes, secondes, date.


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Elvia à quartz digitale. Heure, minute, puis chronomètre, jour, date, année, matin, soir, et en plus le cadran s'éclaire la nuit. Quel bonheur de se réveiller exprès pour regarder sa montre!


Mieux, il s'investit dans l’entraide professionnelle, comme le prouve ce document signé par Guy Cheval, Président du Syndicat National de composants pour l'horlogerie des :

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En vain. Alors, il va tenter de survivre grâce à l'arme qui le tue : le quartz. Il fait suivre à Paris par son collaborateur, Monsieur Billard, un stage de formation à ce type de mouvements. Il crée une marque au nom « Alexandre Ducoudray ».

Deux montres de plongée à quartz "Alexandre Ducoudray"


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En matière de diversification, il va étendre ses services à la remise en état de boîtes et de bijoux:

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Peine perdue. Dans un premier temps, le service comptable est transféré à Nantes.

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Le 31 décembre 1984, l'atelier d'assemblage et de réparation de Damprichard ferme sa porte, celui de Nantes aussi.

Alexandre Ducoudray cède sa marque et ses stocks à son fournisseur et ami de Villers Le Lac, Jacques Renaud-Bezot, patron des établissements du même nom, entreprise créée en 1949 par le père de Jacques. Qui est ce Renaud-Bezot? Rien moins que l'un des principaux fournisseurs de montres à de nombreux grossistes tel Alexandre Ducoudray.

De l'entretien téléphonique que j'ai eu avec Jacques Renaud-Bezot, j'ai pu comprendre le principe de fonctionnement de l'industrie horlogère en France dans les années 1950 à 2000:

L'entreprise Renaud-Bezot, achète des boîtiers à des fabricants, Monnier à Besançon, Cometor au Russey, Fleury ou Bourgeois à Damprichard. Elle se fournit en cadran chez Elector ou Morteau-Cadrans, en aiguilles auprès de la société "La Pratique" à Morteau.

Le cœur des montres, le calibre, est acheté chez France-Ébauche, ISA, éventuellement chez ETA. L'assemblage terminé, il ne reste qu'à livrer les montres commandées par les grossistes dans les différentes régions avec leur marque respective gravées sur le cadran.

Renaud-Bezot sort dans les années soixante-dix environ 50 000 montres de tous types par an, vendues ensuite par les grossistes aux détaillants sous l'une des nombreuses marques diffusées alors.

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Cela ne signifie pas retraite définitive pour Alexandre Ducoudray. Jusqu’en 1993, (il a alors 75 ans), avec le titre de directeur administratif, il va continuer à parcourir la France au volant de sa voiture pour, armé d' impressionnantes marmottes (deux grosses dans le coffre, quatre plus petites sur la banquette arrière!), présenter les collections « Arvor » à ses fidèles clients.

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Pour les mêmes raisons que celles qui ont entraîné la chute des montres Arvor, des dizaines d' entreprises horlogères ferment, y compris les plus importantes manufactures, dont LIP.

Voici un extrait d'un brouillon de courrier rédigé par A. Ducoudray le 3 décembre 1986:

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...La montre française de qualité se vend toujours mais chaque année le nombre est sans cesse en régression du fait des produits importés de Hong Kong ou d'ailleurs que l'on trouve sur les marchés, vendus à la sauvette, ou dans les grands magasins ou ailleurs à des prix très inférieurs aux notres. Les articles sont fabriqués par des peuples dont les dirigeants exploitent la main d'oeuvre en offrant un salaire de base dix fois inférieur à ceux pratiqués dans le monde occidental...

L'analyse est juste, mais peut-être incomplète. L'argument de l'exploitation de la main d'oeuvre ne suffit pas. La montre française de qualité ne pouvait déjà plus lutter contre les groupes suisses tel Swatch, qui avait rassemblé sous son pavillon des marques prestigieuses avant de les équiper de dérivés plus ou moins affûtés de calibres ETA. La montre française d'entrée de gamme ne pouvait pas lutter en ordre dispersé contre les industriels japonais à la puissance de frappe mille fois supérieure. Arvor n'en est qu'un exemple. De minuscules entreprises privées, sans infrastructure, sans trésor de guerre, sans réseau autre que le bouche à oreille...

« Arvor » est morte. Pas tout à fait, mais comment dire...
Bon, voyez vous-même :

Avant:

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Chronographe Arvor


Après:

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Voici une hermine avec un bonnet rouge et un calibre Ronda à quartz. 50 euros dans toutes les bonnes épiceries bretonnes.


La marque, depuis le premier janvier 2006, lorsque que Jacques Renaud-Bezot est parti en retraite, était la propriété de Cédric Epenoy, horloger à Morteau. Celui-ci vient à son tour de baisser les bras, de céder son entreprise et de partir travailler dans la fabrique d'aiguilles "La Pratique", la dernière en activité dans la Ville...

Mais ceci est une autre histoire.

Kenavo.


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Hulot, Olivier 1143, chouchou
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