Mauvais oeil et chronomètre. Histoire vraie 1914. (Articles)

posté par capitaine56 , Toujours près de la mer, 01/04/14, 12:35
(Modifié par capitaine56 le 01/04/14, 13:30)

Bien que nous soyons le Premier Avril, ceci n'est pas une blague. Comme j'ai tendance à être bavard, que ceux que je serais en mesure d'intéresser empoignent leur verre favori et se carrent dans leur fauteuil. Parés? Envoyez!



Savez-vous ce qu'est le mauvais œil?
Je vais vous donner un exemple: la Berthilde avait le mauvais œil.
Vous ne connaissez pas la Berthilde? Cela ne m'étonne guère : la Berthilde n'a jamais eu de chance.

La Berthilde était un bateau.

Mais pas n'importe quel bateau: La Berthilde était un bateau de sauvetage. Un bateau de sauvetage allemand, il faut le préciser. Construit dans un chantier de Rostock en 1886 et immatriculé à Hambourg. Que vient faire ce bateau de sauvetage hambourgeois au milieu des montres? Il vient démontrer qu'un bateau sans chronomètre est un bateau perdu. Surtout s'il a le mauvais œil! Et pour l'avoir, le Diable sait que la Berthilde l'avait!

Un exemple: expédié par Sa Majesté l'Empereur Guillaume II à Istanbul juste avant l'aube de la Grande Guerre, le bateau de sauvetage allemand Berthilde parvient, en Juin 1914, à éperonner dans le port le cargo compatriote "Reiftbech", chargé de 2000 tonnes de marchandise, amarré entre le "stationnaire" russe et le "stationnaire" autrichien. La malheureuse victime coule en cinq minutes, entraînant avec elle par le fond la totalité de son équipage. Une embarcation du "stationnaire" autrichien, aussitôt mise à l'eau et volant au secours de ses alliés germaniques disparaît aussi avec ses cinq occupants. (cf. Journal des débats, Juillet 1914)

Avec un navire comme la Berthilde, on n'a pas besoin d'ennemi. Voilà ce que c'est que le mauvais œil.

Et les catastrophes qui accompagnent la Berthilde ne s'arrêtent pas là. Jusqu'en 1916, rien à signaler, sinon que la Berthilde ne sert à rien, ce qui est un comble pour un navire de sauvetage en pleine guerre navale. Mais, le 2 Septembre de cette année-là, elle est prise par les Français dans la rade de l'Ile de Milo, en ayant eu juste le temps de saboter ses machines. L'équipage se retrouve en captivité. Le navire, lui, va entamer en remorque une lent voyage jusqu'à Corfou, puis de là au Pirée. Mais au Pirée, la France se taille une assez mauvaise réputation en bombardant et occupant Athènes à partir du 1er décembre (voir livres d'Histoire habituels).

Plus question de faire réparer le navire par un chantier grec. Retour donc à Corfou, toujours au bout de sa remorque, où la Berthilde va finir, en toute logique militaire, par être dépouillée de la totalité de son excellent matériel de sauvetage ainsi que de la majeure partie de ses équipements de navigation (compas, jumelles, chronomètres, cartes, radio). On lui barbote même le canot du Commandant. Elle doit devenir, après quelques réparations sommaires, un "navire de servitude" et être affectée à la manœuvre des filets de protection autour des grosses unités navales. Un travail de tout repos, dit-on. Plus question de reprendre la haute mer.

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La Berthilde, passée sous pavillon français, photographiée en 1917 à Corfou. (Archives famille Ohl)

Hélas, le mauvais sort veille assidûment sur elle. Un esprit malin de l'Amirauté s'avise de lui confier une mission aussi importante qu'urgente. Sur ordre venu de l' État-major, On se hâte de bricoler vaille que vaille la machine et d'armer le navire d'une ridicule pétoire de 47mm à l'arrière et d'un vieux canon de 90mm à l'avant, capable, avec la participation active d'une demi-douzaine de servants, de tirer dans les meilleurs conditions un coup par minute.

On pose sur une table, dans un poste situé sur le spardeck, un émetteur-récepteur radio Morse provisoire, alimenté par un moteur à essence. On embarque quelques cartes, fournies par différentes unités de la Flotte stationnée à Corfou et un Commandant, Camille Ohl, un Second, André Maisonneuve, quelques officiers mariniers à la tête d'un équipage pris à gauche et à droite sur d'autres navires (presque tous marins aguerris cependant) dont un radio. Il y a même un maître d'hôtel pour la table du Commandant. Le pauvre homme a permuté avec un collègue la veille du départ. Au total 51 hommes auxquels viendra en dernière minute s'ajouter un passager, un matelot qui doit rejoindre son navire, la "Démocratie" dans le port de destination de la Berthilde.

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Le Commandant Ohl, sur le pont de la Berthilde. Une erreur de date mentionne le torpillage au 11 Juillet. (Archives Famille Ohl).

Pris par le temps, car la mission est vraiment très urgente, on ne termine pas l'installation du poste d'équipage ni des cuisines et en particulier celle du four à pain, pourtant indispensable à une époque où cette denrée est la base de la nourriture. Pour couronner le tout, on commet, malgré l'insistance du Commandant Ohl, deux fautes irréparables:

-On ne fournit au navire qu'une seule paire de jumelles!
Va donc assurer la veille sur 360° avec une seule paire de jumelles...

-On ne lui fournit pas
de chronomètre!
Or, un navire au large, sans chronomètre est un aveugle perdu au milieu du désert.

Sans doute n'y en a-t-il aucun de disponible dans tout l'arsenal de Salonique!

[image]

Chronomètre de marine Waltham, modèle 1918.


Camille Ohl râle, tempête, écrit. Rien n'y fait. Pour avoir enfin la paix, on finit par lui promettre qu'il obtiendra son chronomètre dès son retour de mission. Dépêchons! Dépêchons! Puisqu'on vous dit que le temps presse! La Berthilde doit appareiller en l'état, au plus vite, pour une mission cruciale:

-se rendre à Bizerte, en Tunisie, pour y prendre en remorque et ramener jusqu'à Salonique une...citerne!


Je ne plaisante pas, hélas.

Le 11 Juillet 1917 à 10 heures, la Berthilde, navire évalué lors de sa capture à un million de francs (or!), sous pavillon français mais portant toujours à la poupe le nom de son ancien port d'attache, Hambourg, appareille pour une traversée en solitaire de plus de 800 miles nautiques, avec ses deux pétoires, sa machine à peine capable de lui donner une vitesse maximale de dix nœuds, ses cinquante deux bonshommes, son unique paire de jumelle et sans chronomètre...

On ne dispose donc à bord que de la montre du Commandant, celle du Second et la montre-bracelet du radio, qui est sensé effectuer des vacations à heures fixes. Si cela suffit pour régler les quarts et la vie à bord, c'est peu et fort imprécis pour assurer une bonne navigation.

Le 12 au matin le pauvre Camille Ohl n'est déjà plus très sûr de sa position. Il peut se situer en latitude, mais comment faire sans ce sacré chrono pour se positionner en longitude? Il navigue donc à l'estime et, à sept heures, décide de se recaler dans l'ouest, craignant d'avoir dérivé sous l'effet d'un vent assez soutenu venu du Nord-Ouest pendant la nuit. Il fait faire route au Sud-75-Sud.

On marche ainsi à huit nœuds et demi jusqu'au changement de quart de seize heures. Il fait beau sur l'Adriatique le 12 Juillet 1917 à seize heures. La quasi totalité de l'équipage est sur le pont. La mer miroite sous un ciel immaculé. Le vent est tombé. Pour un peu, on se croirait en croisière. Le Commandant et le Second, sur la passerelle, échangent tranquillement les consignes. Les hommes bavardent, fument, avant de rejoindre qui son poste qui son hamac. La guerre est bien loin. La Berthilde taille lentement sa route sous un immense panache de fumée noire.

Dans une minute elle sera morte.

Son mauvais œil est toujours là :
Le changement de cap du matin, dû exclusivement à l'absence d'un chronomètre, l'a amenée droit sur le bâtiment du Commandant Singule, le sous-marin autrichien U4. Rudolph Singule est un marin d'exception, à la tête d'un excellent équipage, sur un bon submersible, le meilleur de la flotte austro-hongroise. La Berthilde va être son goûter. Il ne lâche qu'une torpille. Une seule.

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Le Commandant Rudolph Singule. Il mourra assassiné par un communiste en 1945. (Archives autrichiennes).


[image]

Le U4, submersible austro-hongrois, rentrant dans le port de Pola.

Il survivra au conflit et sera remis au titre des dommages de guerre à la France!

La malheureuse Berthilde est atteinte au pire endroit, presque à l'arrière, au niveau du tunnel de l'arbre d'hélice, ce qui la stoppe immédiatement et entraîne une énorme voie d'eau. Elle s'enfonce aussitôt par la poupe, entraînant avec elle les servants du canon de 47mm, tués sur le coup, le maître d'hôtel qui préparait l'en-cas du Commandant, une partie des soutiers et des chauffeurs, puis deux hommes qui s'efforçaient de mettre la baleinière de sauvetage à l'eau, puis le Second, sans doute tué sur la passerelle par la chute de la cheminée avant, puis les servants du canon de 90mm, demeurés sur ordre à leur poste...

1 minute!
25 morts.

Un semblant de chance fait que la "pétrolette", l'une des annexes du bord, a glissé de ses chantiers et flotte à proximité du désastre. La baleinière, elle, surnage retournée et détruite. Les survivants s'entassent dans la seule embarcation demeurée à flot, avec six blessés, dont un gravement atteint: le matelot passager.

Le sous-marin autrichien fait aussitôt surface. Il reçoit la reddition du Commandant Ohl qui est retenu prisonnier sur le U4. Rudolph Singule fait passer à son bord et panser sommairement les blessés avant de les renvoyer dans la "pétrolette"; ensuite il prend celle-ci en remorque, avant de larguer les survivants à quatre miles dans l'Est du Cap Stilo.


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Exceptionnelle photographie prise par un membre de l'équipage du U4. A gauche, le Commandant Ohl, à l'instant où on largue la "pétrolette" au large du Cap Stilo.
(Archives croates)


Bien entendu, la malchance persiste et le moteur de la "pétrolette" refuse tout service. C'est donc à l'aviron que la barcasse surchargée rejoindra la terre que les hommes toucheront non sans peine, épuisés, dépenaillés, vers vingt heures. Accueillis à bras ouverts par une population pourtant misérable, à Monasterace, ils seront plus tard ramenés à Reggio de Calabre puis à Corfou. Rhabillés, soumis à l'interrogatoire de rigueur, ils sont aussitôt dispersés dans d'autres unités de la Flotte, sans même bénéficier d'un seul jour de permission. Entretemps, le 18 Juillet, le malheureux matelot-passager Dominique Canessa est mort des suites de ses blessures à l'hôpital de Milito de Porto Salvo, en Calabre.

La Berthilde a disparu et avec elle son mauvais œil. La preuve? Aucun des survivants ne sera tué ou blessé pendant le reste le de la guerre, ce qui est assez exceptionnel. Elle git aujourd'hui à 20 miles au Nord-Est du cap Stilo, par 38°35' Nord et 16°50' Est. Le Commandant Singule avait soigneusement relevé la position. Sans doute disposait-il d'un chronomètre, lui...

Terminé, le mauvais œil? Pas tout à fait:
la Berthilde était si malchanceuse qu'elle devint l'un de ces "bateaux oubliés" que l'on omit de recenser après la fin des hostilités. Donc, pas de récompense pour les survivants. Pas de pension pour les famille des disparus.

Il fallut au tout début de 1920 un courrier véhément du Commandant Ohl, affecté alors au pilotage du port de Saïgon, pour qu'elle ressorte un moment de l'oubli. Ce qui n'arrangea pas les affaires de l'Amirauté ni celles du ministère de la Marine! Les conditions dans lesquelles le navire avait pris la mer étaient en effet pour le moins discutables. Mais il y avait pire: la mission! Aller chercher a travers l'Adriatique et la Méditerranée, à huit cents miles de distance, une citerne? N'importe quoi!

NON. C'était bien pire.

La mission était encore plus absurde, tellement absurde que l'on se hâta de refermer le dossier. Il n'a jamais été totalement ouvert depuis lors, sinon par votre serviteur qui lui a consacré beaucoup de temps et qui connait la vérité. Mais je ne vous en parlerai ni aujourd'hui, ni demain. Il n'est pour l'instant question que de l'absence d'un chronomètre et de mauvais œil.
Peut-être vous demandez-vous pourquoi avoir consacré autant de temps à cette anecdote?
Le radio du bord, qui fut tardivement et avec d'autres membres de l'équipage, cité à l'ordre de l'Armée Navale, puis décoré, avait obtenu son diplôme de chef de quart radio le Premier Avril 1914. Ce n'est pas une mauvaise blague.
Il y a juste cent ans.

[image]
Le jeune homme assis au milieu de l'embarcation, la main gauche posée sur le plat-bord, avec sa montre-bracelet au poignet, était le radio du bord. Il avait vingt ans.

Beaucoup plus tard,il sera mon père.


Kenavo.

P.S.:
A ceux qui auront eu l'amabilité de me lire jusqu'au bout, l'histoire de la Berthilde n'est qu'une modeste anecdote dans un conflit qui causa la mort de plus de dix millions d'hommes. Mon intention est néanmoins d'en faire un ouvrage. Donc, le bref résumé ci-dessus est ma propriété. Merci d'en tenir compte.

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Je tiens beaucoup à ma montre, c'est mon Grand Père qui me l'a vendue sur son lit de mort (W. Allen)


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