BOUM! (Articles)

posté par capitaine56 , Toujours près de la mer, 25/10/13, 18:51

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BOUM!


Ah ! Ah ! Ah ! Je vous ai fait peur, hein ?

C’était juste pour attirer votre attention sur l’horloge décimale qui surmonte le canon du cuirassé USS « California ».

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Et boum-boum derechef ! C’était pour que vous regardiez l’horloge duodécimale du « Mogador » de la Marine Française.

Cadran duodécimal, cadran décimal. Je vais donc vous entretenir un petit moment de l’heure décimale, sujet que j’ai déjà abordé dans un précédent post.

A propos d’abordage, je reviens aux deux fiers navires présentés ci-dessus. Eh bien, les deux horloges ne sont pas des horloges. Je vous ai bien eu ! Ce sont des cadrans optiques. Vous avez le droit de poser des questions.

Bon. La réponse est : le cadran optique sert à envoyer des signaux optiques.
… ?
Bon. Imaginez que vous êtes en plein combat naval, au début des années quarante, en plein milieu de l’océan, en plein milieu d’un tas de bateaux en train de se canonner à qui mieux mieux, en plein milieu d’un gros nuage de fumée et que vous avez à avertir vos voisins qu’il faut qu’ils changent leur direction de tir, tonnerre de Brest ! Parce qu’ils sont en train de vous tirer dessus au lieu de tirer sur l’ennemi et que ça commence à bien faire, quoi. (Ceci est un exemple) Que faites-vous ?
… !
Non, vous ne criez pas « les chaloupes à la mer ! »
Vous orientez le cadran optique vers votre petit camarade (oui, c’est orientable, ce truc) et en manœuvrant l’aiguille vous lui indiquez la direction vers laquelle il doit modifier son tir s’il ne veut pas passer en conseil de guerre.

Autrefois, on utilisait ce procédé:

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Pas facile à voir de loin et dans certains cas ça peut faire un peu fouillis :

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Surtout que là, ça ne veut rien dire. On dirait du linge qui sèche.

En plus, il faut avoir le temps de lire… à propos, ces deux pavillons envoyés en même temps signifient :

« Au secours ! »

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Pavillons N et C du code international des signaux

Aujourd’hui on utilise plutôt cela :

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Oh ! Pardon…

Ceci, voulais-je dire.

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Ça ne marche pas trop mal.

Revenons-en à nos horloges, pendules et montres décimales. Vous allez voir que je n’étais pas totalement hors-sujet :

L’idée de la montre décimale vient à l’esprit des scientifiques au cours du XVIIIème siècle, lorsqu’ils s’accordent sur le fait que tous les systèmes de mesure alors employés sont fort peu pratiques. On se met donc à piocher le sujet et très vite on envisage une mesure décimale du temps, en particulier sous l’impulsion d’un certain Jean Charles, Chevalier de Borda, dont le nom doit dire quelque chose aux anciens de l’École Navale. Ingénieur militaire et officier de marine, membre de l’Académie des sciences, il participe aux études de chronomètres de marine menées par la France et à la mise en place d’un nouveau projet de calcul de longitude. (Pour ceux que cela intéresse, voir les très exceptionnels ouvrages précédents relatifs à la navigation et dus au talent de votre modeste serviteur.)

Il faut croire que Borda sait se montrer convaincant, puisque la première montre décimale lui est livrée en mai 1792, par un certain Louis Berthoud, personnage assez connu dans les milieux horlogers, c’est-à-dire bien avant le décret de la Convention mettant en place le système métrique. Ainsi, nous avons la preuve que la science a devancé la politique, ce qui n’a rien de surprenant.

Donc, le Dimanche 24 Novembre 1793 …zut ! Le Quartidi Frimaire de l’An II, jour des nèfles (Je ne l’ai pas inventé : voir le calendrier républicain, je vous prie. Merci Monsieur Fabre d’Eglantine) la Convention, malgré l’opposition de Robespierre qui ne manquera pas de s’en souvenir, décide de balayer toutes les mesures existantes pour les remplacer par le système métrique. Unification des poids, des distances et du temps:

Finis l’once, le quarteron ou le quintal, oubliés le pied, la toise et l’acre, désuets le litron, le boisseau ou le muid, le demiard et la pinte. C’est bien triste : il est bien plus facile d’avouer à sa bien-aimée, un soir de murge, « je n’ai bu qu’une velte ! » que de reconnaître que l’on est parvenu à ingurgiter sept litres et soixante-deux centilitres de boissons diverses, soit seize « chopines » ou deux cent cinquante-six « roquilles », en gros. Passons.

Dans la plupart des domaines, la Convention a raison et, sauf dans certains pays sous-développés, on n’emploie plus les yards, les feet, pas plus que chez nous, gens hautement civilisés, il ne viendrait à l’idée de personne de mesurer les distances en lieues de Paris, de Bretagne ou d’Artois, en pieds, en coudées ou en pouces. Et je ne parle pas de nos cousins belges dont la lieue mesure juste 5 kilomètres tandis que celle de nos voisins suisses s’allonge sur 4,8 kilomètres, mesure prise, va savoir pourquoi, au départ de la Zytglogge qui, comme chacun sait est une tour d’horloge bernoise,
[image] La Zytglogge

Ce qui nous ramène par des chemins détournés à notre sujet : l’heure décimale. Scientifiquement, l’idée tient la route. Elle n’est d’ailleurs pas nouvelle. Si certains prétendent que l’inventeur en serait le dénommé Thot, ce qui reste à prouver mais ne date pas de ce matin

[image] Thot, le dieu Ibis, créateur de l’écriture, maître des sciences, seigneur du temps

On sait que les égyptiens utilisaient ce système, ainsi que les chinois et ce depuis environ trois mille ans (merci Wikipédia). Notre idée révolutionnaire ne l’est donc pas. Je ne reviendrai pas sur les calculs nécessaires pour convertir les heures duodécimales en heures décimales, les soixante minutes horaires en minutes décimales et les soixante secondes en secondes décimales car j’ai mal à la tête. Disons simplement qu’il faut être assez calé en arithmétique.

Le vrai souci est que la transformation des horloges existantes partout en France va coûter la peau des yeux que cela va prendre un temps infini. Or, à cette époque on a quelques autres problèmes à résoudre, du côté des frontières et des provinces de l’Ouest, entre autres. Après deux ans d’expérience, on décide de laisser tomber.

Il faudra plus longtemps pour que l’on abandonne également le calendrier révolutionnaire avec ses mois de trente jours divisés en trois décades et ses cinq jours (on six les années sextiles) complémentaires baptisés « sans-culottides » qui ne facilitent pas la vie du commun des mortels. Imaginez-vous, camarades syndiqués, avec des journées de dix heures pendant lesquelles il est midi à cinq heures et des décades avec un week-end tous les dix jours. Bonjour les calculs de RTT ! Enfin, en 1806, tout rentre dans l’ordre traditionnel grégorien.

Tout ça pour dire que ce n’est pas du gâteau de mettre tout ce fourbi en place. Mais comme la loi est la loi et qu’elle est alors appliquée avec une certaine rigueur, on se met à fabriquer des montres, des horloges et des pendules décimales. On a aussi l’idée, ce qui semble assez simple et peu coûteux à mettre en place, de construire des cadrans solaires décimaux :

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On entreprend également de transformer des montres existantes, ce qui s’avère assez peu judicieux, car il faut remplacer un grand nombre de pièces dont la plupart sont d’origine artisanale, donc unique. Un travail de fou.

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Montre Louis Feuillette de 1750, transformée en 1793 (source Skinner, ventes aux enchères, USA)


Comme les montres et les pendules décimales neuves coûtent plutôt bonbon, elles sont fabriquées par des horlogers de haute volée s’adressant à une clientèle nantie de certains moyens, bien qu’il y ait quelques montres ou horloges simples :
[image] Horloge murale comtoise à Morbier

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[image] Louis Abraham Bréguet, montre de poche jours et dates par décades, avec sous cadran en duodécimales


[image] Montre Robin à double affichage

[image] Pendule Lepaute à double affichage sur cadran unique


[image] [i]Pendule à double cadran
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Ces astuces du double cadran ou du double affichage, destinées à ceux qui n’ont pas bien intégré le système décimal, bien que difficile à réaliser et par conséquent encore plus chères, sont très répandues, comme ce fut le cas avec les billets en nouveaux francs dans les années 1960 ou le double affichage des prix en francs et en euros il y a peu (certaines banques le pratiquent encore, ce qui est particulièrement sadique.)
Certains ont l’idée de mélanger les deux modèles de cadrans :


Et il y ceux qui n’hésitent pas, à l’instar de Bréguet, à rechercher un maximum de complications :

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Philippe Jacques Corniquet, heures décimales, duodécimales, jours de la semaine et de la décade, quantièmes et phases de lune (les Arts Décoratifs, Paris)

En 1795, on décide d’abandonner l’heure décimale pour revenir à l’heure « traditionnelle ». Pas de problème au niveau des horloges publiques qui, à de rares exceptions n’ont pas été modifiées, mais grosse angoisse au niveau des fabricants qui n’ont pas écoulé leurs montres ou leurs pendules ! On continue donc à commercialiser le double affichage bien après l’abandon de l’heure décimale ; c’est pourquoi l’on peut voir des horloges de style Directoire ou même de style Empire avec ces mouvements doubles
[image] Montre décimale Directoire

[image] Horloge Directoire par Julien Béliard


Qu’en est-il aujourd’hui ? Curieusement, on trouve encore des horloges décimales sur certains édifices et dans des pays où on ne les attend pas :


[image]Horloge décimale, Guildhall Street à Folkstone, dans le Kent
YES !



Ceux qui m’ont déjà lu (qu’ils en soient loués) ou qui vont au cinéma se souviennent de l’horloge de « Metropolis » de fritz Lang :

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En fait, l’heure décimale n’a pas disparu, loin s’en faut :

Nous devons à la « taylorisation » son emploi dans l’industrie, où les temps de travail sont calculés en centièmes:

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Régulateur Gallet

Nous utilisons ces calculs en centièmes dans les ateliers (automobiles, par exemple. Voyez votre dernière facture)

Dans la marine:

Zénith, Royal Navy, seconde guerre mondiale
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L’astronautique fonctionne en heure décimale, Internet aussi…

Ou simplement pour se faire plaisir en se compliquant l’existence :

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Mode d’emploi :
1/vous lisez l’heure décimale sur le cadran
2/ Vous retirez votre montre
3/ Vous la retournez
4/Vous consultez la table de conversion gravée au dos
5/ Vous calculez l’heure en duodécimales à l’aide ce cette table
6/Vous remettez votre montre
7/ Vous constatez que, pendant ce temps, vous avez raté votre train.


Conclusion : l’utilisation quotidienne de l’heure duodécimale n’est due qu’à une vieille tradition, liée au fait, sans doute, que le chiffre vingt-quatre est divisible quatre fois par deux. Aurait-il fallu choisir un affichage que je baptiserais « vingtécimal », plus proche des habitudes ? Bien sûr, la modification des montres et horloges n’en aurait pas pour autant été moins difficile, mais nous aurions eu des journées de vingt heures, donc un cadran horaire assez semblable visuellement aux anciens, bien qu’affichant les vingt nouvelles heures divisées en cent minutes, la minutes l’étant en cent secondes. Ce serait cohérent avec nos centièmes et millièmes de seconde, notions sans intérêt au XVIIIème siècle et d’usage courant de nos jours. Il ne m’appartient pas de réécrire l’Histoire et je laisse aux matheux le soin de répondre à nouveau à cette question, déjà mille fois débattue, sans aucun doute !

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Je tiens beaucoup à ma montre, c'est mon Grand Père qui me l'a vendue sur son lit de mort (W. Allen)


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