Le Silicium: évolution, ou révolution? (Revues & Essais)

posté par PIFPAF Page d'accueil , 18/09/12, 19:59
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Il y a dix ans déjà, feu Nicolas Hayek prévenait qu’il allait cesser les livraisons d’ébauches à ses concurrents.
Certains, comme Breitling ou Panerai, ont tout fait pour verticaliser au maximum leur production; d’autres, comme IWC par exemple, n’ont pas cherché à développer de nouveaux mouvements « in-house », pour compenser l’absence des précieux 7750 et autres 2824. Qu’ils soient Fourmis ou Cigales, qu’ils soient besogneux ou paresseux, dans tous les cas personne n’avait envisagé le cœur du problème actuel. Qui concerne en fait le «cœur» de la montre.

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Je voulais faire un sondage d'illustration, mais apparemment l'interface de Chronomania ne le permet pas...

Donc le sondage sur le silicium, les avis des bloggers (Ariel Adams, Robert-Jan Broer, Peter Chong, etc...) et le sujet, en anglais sur Watchonista.

En effet, la fin de livraison des ébauches par le Swatch Group avait été bien anticipée par les « faiseurs de copeaux » (comme Tech Ebauches, Sellita, Technotime, Concepto, etc.…), qui ont constitué une ligne Maginot de « CNC ». Mais le destin des lignes Maginot étant d’être contournées, le problème vient finalement des assortiments en général et des spiraux en particulier! En effet Nivarox, le principal fournisseur, est une division du Swatch Group…

Depuis quelques mois, on chuchotait à propos d’une panique autour des spiraux : que ce composant, aussi minuscule que vital, aussi peu coûteux que nébuleux à industrialiser, allait manquer avec une cruauté digne de la crise du quartz. Cette angoisse est devenue palpable quand TAG Heuer s’est vu signifier par Nivarox la fin des livraisons.

Aujourd’hui, celui qui veut être totalement indépendant pour sa production de montres doit s’équiper. Or, pour être prêt il n’y a que trois moyens :

Monter sa propre ligne de production de Spiraux en Elinvar : si c’est la solution la plus conventionnelle et la plus rassurante en termes d’image, c’est aussi la plus compliquée à mettre en place. En effet, la recette de l’alliage est connue par tout le monde, les alliages d’Elinvar servent dans les instruments de mesure de précision tels que balances industrielles, manomètres de précision, etc.… ; il existe donc quelques producteurs, principalement allemands, du précieux alliage d’acier isotrope ; on pourrait penser, par exemple, à l’actionnaire de Precision Engineering/Moser qui en produit depuis longtemps.

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Le produit est disponible, la recette du spiral en Elinvar existe dans tous les bons livres de cuisine horlogère. Mais, ce qui manque, c’est le « Chef »! Seuls quelques membres de Nivarox, triés sur le volet et soumis à une sécurité et une confidentialité à faire pâlir un agent de la CIA, connaissent la recette de la magie des spiraux de la filiale d’ETA.

Des maisons proposant des spiraux alternatifs, comme Atokalpa ou Technotime, ont mis des années avant de produire des spiraux de bonne qualité, et le taux de rejet semble avoir été (car personne ne sait ce qui se passe dans les arcanes de Nivarox) supérieur à la production du Swatch Group !

Donc pour résumer :

Trouver le bon alliage, c’est presque facile, de toute façon un spiral ne pèse que quelques dixièmes de gramme, il ne faut donc pas beaucoup de matière avant de trouver le bon mélange.
Trouver les machines pour le laminage, le tréfilage et le comptage des spiraux, ça devient beaucoup plus compliqué, car elles ne sont plus produites et la plupart ont été détruites lors de la crise du quartz ; Technotime, par exemple, a acheté des machines venant du bloc de l’est et qui servaient à produire des Poljot et consorts.
Trouver le « Chef » qui maîtrisera parfaitement toutes les étapes de la production, c’est quasiment impossible ; il faut former des personnes en interne.
Ce long processus d’implémentation d’une chaine de production de spiraux implique plusieurs années de mise au point afin d'obtenir une qualité élevée et régulière (en fait suffisamment bonne pour que l’appairage et le réglage des spiraux/balanciers ne prennent pas une journée par montre).

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Mais, comme la récente « affaire Tag » vient de le démontrer, la plupart des maisons n’ont pas ces 5 ou 10 ans nécessaires à la verticalisation intégrale d’une production de montres !

Acheter des spiraux à d’autres fournisseurs que Nivarox : malgré la qualité de leur production, les sympathiques sous-traitants helvètes ne peuvent pas fournir des marques de volume type Tag Heuer (ou Breitling). Tag, toujours à la pointe et ce dans tous les domaines, vient de déclarer qu’ils vont acheter japonais. Car le seul continent qui produit massivement des spiraux, c’est l’Asie. On pourrait par exemple penser au chinois Sea-Gull, dont les chiffres de production sont supérieurs à ceux d’ETA. Ou à SeikoSha, qui est également une alternative de choix, ses montres Grand Seiko annonçant des résultats chronométriques supérieurs à ceux de Rolex.

Les maisons helvètes qui se fourniront en Asie vont « piétiner » de manière symbolique le Swiss Made, en intégrant dans des montres suisses le seul composant qui était jusqu'alors transformé en Suisse à 100%. Cette décision risque d’être lourde de conséquences pour toute l’industrie.
On voit d’ores et déjà de petites marques revendiquer une appartenance cantonale, tant le Swiss Made ne semble plus être un gage d’AOC des montres.
Ça sera certes la fin d’une certaine ambiguïté ; mais celle-ci profite à l’ensemble de l’horlogerie ; et toute la profession, inclus ceux qui font le nécessaire, risque d’être pénalisée par le brouillage d’image à terme.

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Produire des spiraux en silicium : c’est actuellement le plus gros débat de l’horlogerie depuis l’arrivée du quartz. Pour bien comprendre les enjeux, il faut comprendre que la préparation du silicium comparé à l’Elinvar, c’est la Gastronomie Moléculaire opposée à la « Nouvelle Cuisine » des grands chefs. Voire, si on est très mauvaise langue, du McDonald's opposé à la Grande cuisine.
Là où le processus de fabrication de l’Elinvar requiert un cuisinier de génie, sentant les matériaux, observant la course des nuages pour estimer la pression atmosphérique, la fabrication des spiraux en silicium nécessite un premier de promotion, formé sur les technologies de pointe et activant les procédés chimiques de dépôt de la matière au micron, suivant des formes déterminées par la rigueur d’équations mathématiques.
L’avantage de la mise en place du silicium, c’est qu’on peut mettre beaucoup moins de temps à implanter une chaîne de production. L’expérience des fabricants de « silicon chips », maîtres des technologies « wafer » tels Intel, AMD et de nombreux autres, peut être reprise et appliquée. Ce composant stratégique peut donc sortir de l’usine en quantités, bien plus rapidement que l’Elinvar.

L’autre avantage du silicium, c’est que la qualité des spiraux est totalement uniforme, standardisée, par le biais technologique du masking et de la photolithographie. Donc, la longue et difficile phase d’appairage n’existe plus (les différentes qualités de spiraux se compensent à l'aide de balanciers appropriés). Même la phase de production des balanciers s’en trouve ainsi simplifiée voire banalisée…
Le problème du silicium survient plutôt lors de l’assemblage, où le spiral très délicat à manipuler doit arriver dans son emplacement final sans heurts.

Pour mieux comprendre les deux options « rapides », Silicium ou Asie, examinons de près l’affaire TAG Heuer :
La rumeur veut que les services juridiques de LVMH aient plus ou moins provoqué leurs homologues de Swatch Group. LVMH souhaitait accélérer le processus de renouvellement du contrat de fourniture d’assortiments d’échappement Nivarox. Mais les juristes de Swatch Group ont été plus malins que ceux de LVMH. Et ils ont mis fin aux livraisons d’assortiments à TAG Heuer.
Vu la soudaineté de l’annonce, TAG n’avait aucun moyen de développer ses propres assortiments en Invar à temps. Le choix se limitait donc à deux options, l’Asie ou le Silicium.
Pour pallier à la défection de Nivarox, TAG a encore fait appel à Seiko (et ce après le calibre 1887) pour se sortir de l’ornière. Une partie de ses Spiraux viendra désormais d’Asie, le solde de la maison suisse Atokalpa.

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TAG aurait presque pu développer du silicium pour pallier à la défection de Nivarox ; mais ils ont choisi de faire appel à Seiko, d’une part parce qu’évidemment c’était plus simple du point de vue logistique, mais aussi parce que l’image du silicium était peut-être jugée dangereuse.

La question cruciale soulevée par le choix de TAG est finalement la suivante : qu’est-ce qu’un terroir?
Est-ce une tradition technique, impliquant un alliage simple et beaucoup d’opérations manuelles mais produit en Asie ? Ou bien est-ce un produit totalement standardisé, réalisé en salle blanche, issu de l’industrie de pointe, mais fabriqué dans le Jura ?

Bien évidemment, l’autre raison d’écarter le silicium, fut certainement la question de la fiabilisation.
La fiabilité, le taux de retour minimum, c’est l’obsession absolue de Rolex. C’est d’ailleurs l'un des facteurs qui explique le fort taux de mécanisation de sa production. Rolex est sans aucun doute la marque des montres moyen de gamme la plus automatisée de l’horlogerie suisse. Evidemment, pour Rolex il s’agit avant tout de réduire les coûts, mais pas uniquement ! Les ingénieurs de chez Rolex passent leur temps à enterrer des innovations. Ces avancées, qui feraient les choux gras de certaines maisons indépendantes pendant des années, sont, chez Rolex, enterrées sans état d’âme.

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Chez Rolex, cette politique d’ultra-industrialisation et d’innovation au compte-goutte est bien sûr guidée par l’impératif de réduction à minima du SAV. Jamais la maison à la couronne ne se lancerait dans une innovation sans en maîtriser les conséquences de A à Z. On sait même que la marque est très avancée sur la question du silicium, mais se raccroche pourtant à l’excellent Parachrom plutôt que de prendre des risques avec le silicium.
On sait par ailleurs qu’Oméga, comme De Béthune ou d’autres « early adopters », a déjà fait les frais de la mise au point difficile de cette technologie d’avant-garde.
Pour les grands horlogers, comme Journe ou Flageollet, l’ultime Graal d’Abraham Louis Breguet était la diminution de la lubrification, source de problèmes et de saletés dans un mécanisme de montre. Avec, par exemple l’Extrem Lab, Jeager leCoultre a tenté (avec un succès mitigé) la montre sans gras! Si la technologie silicium perce, nul doute que la JlC Extrem Lab explosera les scores aux enchères chez Christie’s dans 50 ans, tant elle aura été emblématique du début de cette technologie 0% de matière grasse.
Mais est-ce qu’aujourd’hui, avec les montres étanches et les huiles de haute qualité, la recherche de l’absence de lubrification fait encore sens?

Les plus grandes réalisations techniques, comme la Citroën DS, l’iPhone, le Concorde ou l’Imprimerie, connurent des mises au point douloureuses, qui frustrèrent beaucoup de clients (-cobayes).
Mais ces longues mises au point furent des laboratoires d’innovations, réutilisées dans des centaines d’autres produits similaires (par exemple, les technologies développées pour le Concorde servent dans tous les avions de ligne actuels).
La transposition en horlogerie, c’est le 8500 d’Oméga, spiral en silicium, échappement coaxial, double barillet ; c’est actuellement le summum de la technologie horlogère grand public, mais inévitablement, il souffre d’un taux de retour supérieur au 3135 de Rolex.
Donc, est-on prêt à sacrifier potentiellement la fiabilité sur la durée, pour bénéficier d’un produit à la pointe de la technologie?

D’autant lorsqu’on parle d’horlogerie, la technologie de pointe n’a pas le même sens !
Dans le domaine automobile ou dans la téléphonie mobile, l’équation est relativement simple, on recherche principalement la technologie la plus avancée. « Principalement » parce que si certaines marques de voitures, leaders dans l'innovation comme Lexus, cartonnent, leurs homologues Allemandes, pas toujours à la pointe de la technologie, cartonnent encore plus!
Finalement, là où les teutonnes font la différence, c’est sur leur image ininterrompue de fiabilité, de prestige et d’une certaine tradition de l’automobile de luxe germanique.
Des communistes aux capitalistes, des industriels au crime organisé, tous ont posé leurs illustres séants sur les cuirs rigides de Mercedes-Benz. Il y a même ce groupe de rap Français (NTM), qui chantait son ode au Benz-Benz-Benz.
Pourquoi ? Parce que Mercedes-Benz, c’est la tradition. Et la tradition est une valeur commune à toutes les cultures.

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Et pourquoi je vous parle de tradition? Parce que la tradition, c’est la clef de la résurrection de l’horlogerie mécanique. Dans un monde où tout va de plus en plus vite, où l’on vit dans une société opulente gouvernée comme un bateau ivre, c’est rassurant de se remémorer les sacrifices de nos grands-parents, qui permirent de créer cette opulence.

La Kryptonite de l’horlogerie mécanique fut le quartz. Et il y a des ressemblances troublantes entre le quartz et le silicium: le silicium est le composant principal des micro-processeurs qui font fonctionner l’ensemble de nos systèmes informatiques, notamment les Casio G-Shock. Mais aussi (et surtout ?), le processus de fabrication d’une montre à quartz est totalement standardisé, de la même manière que la fabrication d’assortiments silicium (par rapport au bricolage que représente toujours la construction d’une montre mécanique…).
Plus ironiquement, le silicium, bien réglé, est redoutablement efficace; pour preuve, le dernier concours de Chronométrie a vu la victoire de Technotime, Chopard et Tissot, tous équipés de spiraux silicium. Or, l’autre technologie qui fournit une précision redoutable avec un cœur de silice, c’est bien sûr le quartz!

La meilleure illustration de ce phénomène, c’est Patek Philippe : l’aura de la plus prestigieuse maison d’horlogerie repose sur une tradition mécanique ininterrompue, sur la recherche de la qualité maximum, en employant les ouvriers les plus qualifiés de Suisse. Du coup, est-ce qu’on a vraiment envie de voir un matériel de pointe, de cette pointe-là, dans une montre de tradition?

L’horlogerie n’a de sens que dans la mesure où l’on arrête conventionnellement le progrès technique à une date donnée. Est-ce que moyennant les outils qui vont bien, Abraham-Louis Breguet aurait intégré du silicium dans ses montres, du temps de la révolution Française? Pas sûr ! D’autant que le silicium n’autorise à l’horloger plus aucune intervention: cassant, il ne se laisse ni décorer, ni ajuster.

Bref, le silicium pose la question métaphysique de la date d’arrêt de l’horlogerie mécanique pure et dure : est-ce que le silicium est légitime dans une montre de construction traditionnelle?

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Conclusion:

L’effet papillon, c’est quand une décision mineure entraîne des conséquences majeures. L’ironie de l’histoire, c’est que le « sauveur » de l’horlogerie mécanique traditionnelle pourrait, par progéniture interposée, être son fossoyeur.
La décision de stopper les livraisons d’assortiments Nivarox risque d’accélérer le passage au silicium. Mais ce dernier est à double tranchant ! Cela pourrait être la plus grande révolution horlogère depuis Huygens (allez, au moins depuis l’Invar), mais ça pourrait aussi être le produit high-tech qui dévalorise la tradition suisse:

On a la chance d’assister à la plus grande révolution en horlogerie depuis la fin des années 60 et l’avènement du quartz ; comme toutes les révolutions, leurs issues sont inconnues. Le silicium ira-t-il rejoindre le paradis des technologies géniales mais foncièrement « inadaptées » ou non souhaitées? Sera-t-il adopté parce qu’il permet d’atteindre de nouveaux sommets chronométriques ? Se fracassera-t-il sur les brisants des côtes escarpées de la fiabilité? Sauvera-t-il le Swiss Made des mâchoires des Dragons ou brouillera-t-il définitivement l’image écornée de l’horlogerie «helvétique » ?

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http://www.foudroyante.com/
http://davidrutten.com


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LEOPOLD, chouchou, IanG, Voet2saco
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