Voici peu, je me suis fait un petit plaisir en rédigeant pour mes amis chrono-maniaques un articulet qui, pour mon grand plaisir, eut l'heur de plaire à ceux qui le lurent. Pourtant, ce texte était entaché d'une erreur grossière qui m'aurait condamné, en d'autres temps, à être exposé au pilori sous les quolibets de la foule. (Se reporter, pour plus d'informations à "des montres qui roulent"
Afin de me faire pardonner cette lamentable faute, j'entreprends d'en remettre une couche et de tenter de vous distraire à nouveau.
NON, je ne parlerai pas de voiture!
Ni même de montres, d'ailleurs, ce qui est un comble, à cet endroit.
Je vous entretiendrai d'un engin honni par une certaine catégorie de professionnels et béni par les forces de l'ordre et les services fiscaux réunis.
Remontons le temps, jusqu'aux alentours du début du seizième siècle. Rendons-nous chez un certain de Vinci, Léonard de son prénom. A ses heures perdues, entre quelques menus travaux de peinture, de dessin, d'écriture et autres fariboles, ce brave homme s'occupait à inventer des bidouilles étranges dont, à ce qu'on raconte, celle-ci:
Contrairement à ce que vous pourriez croire, il ne s'agit pas d'une brouette à remontage automatique. C'est un odomètre, autrement dit un outil destiné à mesurer la distance entre un point et un autre. Certains font remonter l'idée de l'objet à Archimède, d'autres en trouvent trace en Chine, chez un dénommé Zhang Heng, Vitruve raconte qu'en son temps c'était déjà une invention ancienne, bref, le machin ne date pas d'hier. Son fonctionnement étant expliqué en détail sur Wikipédia, je ne m'attarderai pas. Aujourd'hui, par chez nous, on appelle l'odomètre "totalisateur kilométrique", tout bêtement.
Si, maintenant, on s'avise d'ajouter à cet odomètre, ceci:
C'est à dire un tout bête sablier, on obtient un ensemble qui mesure la distance parcourue et le temps qu'il a fallu au brouetteur pour parvenir au but. Connaissant par avance le nom du conducteur, le modèle de l'engin et son chargement, on a inventé le:
Chrono-tachymètre. Ah, ah, ah. Fallait l'faire.
Comme on n'est pas sot, on a pensé à graduer et étalonner le sablier; donc, si l'on interpelle le pauvre bougre qui continue à pousser sa brouette à n'importe quel moment de son parcours, on est en mesure de savoir s'il a forcé la cadence ou s'il s'est arrêté en route dans un quelconque estaminet. Voici que l'on a découvert le:
Chrono-tachygraphe. Étonnant, non?
"Quel intérêt? me direz-vous,
-Comme d'habitude, mes bons amis: il est fort intéressant de connaître la distance et le temps nécessaires pour aller casser la gueule aux gens du pays voisin qui n'est pas dans nos petits papiers. Les cartes d'états-majors et l'art de la guerre y trouvaient leur compte. Gageons que si un corse du nom de Napoleone Buonaparte avait envoyé un bonhomme chargé de mesurer le temps et la distance pour se rendre de Paris à Moscou, il aurait réfléchi à deux fois avant de tenter l'aventure; quoique..."
Comme d'habitude, je déraille. Enfin, pas tant que cela, car l'engin s'avéra d'une grande utilité lorsque naquit ceci:
Cette extraordinaire machine s'appelle une locomotive et ça se déplace sur des rails.
Aussi longtemps qu'il y eut peu de ces machines, peu de voies ferrées et peu de gares, il n'y eut que peu de problèmes. Vint le jour où le système s'emballa: de plus en plus de trains circulant sur de plus en plus de voies de plus en plus vite avec de plus en plus d'arrêts, de stations, de gares, d'aiguillages et de correspondances on arriva à une situation que l'on baptisera poliment de deux mots:le bazar.
Il fallut mettre en place des horaires réguliers, avec des trains qui partaient à l'heure, qui arrivaient à l'heure et qui se déplaçaient à une vitesse connue et contrôlée. On y parvint! Je sais que cela vous étonne, vous qui savez qu'aujourd'hui le premier TGV venu a des horaires presqu'aussi fantaisistes que ceux de certaines compagnies aériennes et que le moindre R.E.R. B ne sait ni quand il partira ni s'il arrivera un jour. Le fait est là, prouvé: il fut un temps où les trains étaient à l'heure et à l'endroit prévu grâce à ces deux objets:
(C'est une horloge de gare)
(C'est un tachymètre de locomotive à vapeur)
On parvenait au même résultat avec ces deux là:
Vous savez tous que c'est un régulateur
Celui-ci, c'est un tachygraphe à ruban de chez Bréguet.
C'est de cette façon que le train de huit heures quarante sept partait à huit heures quarante sept et que le train trente trois vous emmenait manger des frites chez Eugène sans attendre Madeleine qui ne viendra pas.
Comme ces appareils étaient de vilains rapporteurs et qu'ils ne passaient aucune faute aux malheureux mécaniciens, ils acquirent tout aussitôt un surnom qui leur collera définitivement aux rouages: les mouchards.
Voici un beau modèle d'époque:
Selon la vieille théorie darwinienne, ces objets évoluèrent. Voici par exemple une idée chez Jaeger
Au début des années vingt du vingtième siècle, une entreprise germanique perfectionna la chose et proposa le premier chrono-tachygraphe moderne:
Merci Keinzle!
Fichue rigueur et fichue technique allemandes. Pile au milieu du même siècle, des esprits pervers eurent la fâcheuse idée d'adapter cet outil ferroviaire à des véhicules routiers: les bus, les cars, les camions. Finie la liberté!
Bien entendu, les fabricants se bousculèrent au portillon pour proposer moyennant gros sous et à tout un chacun leurs produits. En voici, en vrac et sans respect de dates, quelques exemples:
Encore un Keinzle (en miles et en kilomètres)
Un tas de Keinzle!
un Jaeger G20 sur un camion Citroën
Un autre Jaeger type G130
Une photo de nuit d'un "TACHRO", toujours chez Jaeger
Un Lepage de 1955
Un montage sur camion Scania
Un Warner
Et ça, c'est un montage sur un camion de course.
A propos, si vous n'avez jamais vu de courses de camions, allez-y une fois. Ça vaut le voyage!
Encore un petit, pour la route:
Installation sur un Volkswagen Kombi.
Quel était, en 1950, le but recherché?
Ayant déjà évoqué les chemins de fer, je me limiterai à la route.
Certains doux rêveurs prétendent qu'il s'agissait, de la par de bons et braves patrons soucieux du bien-être de leur cher personnel et de la longévité de leurs beaux poids lourds, d'éviter que les premiers au volant des seconds ne roulent trop longtemps et trop vite, au risque de provoquer un quelconque accident ou de démolir une précieuse mécanique.
Mmmouais...
Fils, frère, oncle et grand-oncle de transporteurs, ce dont je me flatte au demeurant, j'ai ma petite opinion sur la question et je crains fort que le projet ait été, au contraire, de limiter les arrêts de trop longue durée dans des auberges de ce style,
endroits charmants où, dans une ambiance sympathique et chaleureuse, on trouvait pour peu d'argent, bars accueillants et copieuses assiettes.
M'est avis qu'il fallait que les camions roulent plus vite, plus longtemps et plus loin. Pas facile, au retour, d'expliquer au responsable d'exploitation quatre heures d'arrêt au "bon accueil" ou au "cheval blanc". Bon, je suis un factieux de mauvais esprit; la preuve, en dehors des GMC et des SIMCA Cargo de l'armée je n'ai presque jamais conduit un camion. Mais, comme d'habitude je suis en train de m'éloigner du sujet.
Retour vers le chrono-tachygraphe.
Le problème des autobus et des autocars était un peu différent. Ils étaient soumis à un horaire aussi strict que possible, particulièrement lorsqu'ils étaient utilisés dans le cadre de contrats passés avec la toute puissante SNCF qui ne rigolait pas, en ces temps lointains, avec les horaires imposés à ses sous-traitants. D'où l'obligation du chron-machin-truc. Si le car en provenance de Cancale arrivait à Dol de Bretagne après le départ de l'omnibus à destination de Pontorson, ça faisait tout un foin et pas la peine d'expliquer qu'un foutu troupeau de vaches avait bloqué la route pendant vingt minutes. FALLAIT PRÉVOIR! Ceci n'est qu'un exemple...
J'ai l'honneur de vous présenter ci-après un enregistreur de la marque déposée "Le Contrôlographe", utilisé principalement sur les autobus urbains des années cinquante:
Vu de face, puis vu de dos:
Voici maintenant un appareil VDO de poids lourd le ventre ouvert:
Les éléments essentiels sont l'odomètre, le chronographe et le disque enregistreur.
Voici maintenant un disque enregistreur:
Sur ce disque apparaissent des tas de renseignements: les noms et prénoms du chauffeur, l'immatriculation du véhicule, l'heure de départ, les temps d'arrêt et de conduite, les différentes vitesse et tutti quanti. Est-ce clair? Bon, je continue:
Le temps passa (peu de temps) et, comme pour toutes les idées, bonnes ou mauvaises, il y eut automatiquement un revers à la médaille. Dans un vague ministère, sous un quelconque ministre (celui des Transports? Celui des Finances? Dans le cadre d'un machiavélique complot entre les deux?) on s'empara de l'idée avec un bon sens (Bon sang, mais c'est bien sûr...) qui force l'admiration et fait la joie des heureux contribuables que nous sommes.
Ah, le controlo-machin sert à surveiller les chauffeurs qui ne roulent pas assez? Ah, il est destiné à faire monter la moyenne? OKKKEEYYY. Ben maintenant, On va faire l'inverse:
Ceux qui rouleront trop longtemps crac, dedans. Comment ça y a deux chauffeurs? Veux pas l'savoir.
Ceux qui roulent trop vite, crac, dedans! Comment ça y a pas de limitations de vitesse? Fallait le dire! On va mettre ça en place!
-Quand?
-Maintenant.
Et toc.
Le tour était joué et le chronotachygraphe retombait sur la tronche de ses utilisateurs.
Tout dépassement de temps de conduite (fixé arbitrairement par les pouvoirs publics à huit heures, comme si après huit heures au volant on était fatigué, avec une pose obligatoire de repos, au bout de quatre heures, sur une aire dite également de repos où œuvrent de charmantes personnes se consacrant au repos des braves conducteurs) est désormais répréhensible. Tout excès de vitesse aussi. Donc, les forces de l'ordre, lorsqu'ils arrêtent un poids lourd pour le seul plaisir de lui gâcher la journée, peuvent constater tous les abus (à l’exception notable de ceux commis sur les aires de repos mentionnée ci-dessus) sur le disque et verbaliser leur malheureuse et tremblante victime.
Paf! L'addition peut être salée, car le mouchard moucharde sans vergogne. En outre, les disques doivent être conservés soigneusement au sein de l'entreprise et peuvent être contrôlés à posteriori, ce qui est plus confortable pour nos braves pandores et plus rentable pour Bercy.
Aussitôt, ces mesures positivement scandaleuses déclenchèrent le petit jeu du gendarme et du voleur. Les petits malins découvrirent bien vite plein de techniques pour bidouiller les chronotachygraphes. Les services publics, outrés, renforcèrent les mesures de dissuasion et ordonnèrent aux fabricants d'améliorer l'inviolabilité de leurs appareils, ce qui ne manqua pas d'en faire grimper les prix. Tout allait donc pour le mieux. Les tricheurs trichaient, les flics verbalisaient et les fabricants engrangeaient les commandes. Sachant d'une part que le conducteur du véhicule avait entre les mains la clé de l'appareil, la preuve:
Sachant d'autre part qu'il suffisait parfois, avec un peu d'habileté, d'un simple cure-dent pour modifier les graphique sur un disque...euh... qui peut être assez naïf pour croire au coup du cure-dent. Oubliez ça, je vous prie. Merci.
Étant, c'est bien connu, un individu d'une très haute moralité, je suis convaincu que les tricheries au chronotachygraphe n'ont été le fait que d'une infime minorité de voyous forcément d'origine étrangère, sinon étrange, employés par des entreprises douteuses depuis longtemps rayées des cartes routières.
Certes, certes, j'ai le vague souvenir lointain, étant passager d'un Renault "Fulgur" dont les brillantes performances lui avait valu le surnom mérité de "Fainéant", d'être sorti du tunnel de Saint Cloud, en provenance des trente kilomètres d'autoroute dont jouissait alors notre cher pays, à la vitesse de cent vingt kilomètres heures au compteur (je crois bien que celui-ci n'allait pas plus loin). Sachant que le "Fainéant" se déplaçait en général sous la barre des quatre-vingt kilomètres à l'heure dans les meilleures conditions, c'est à dire à vide et vent dans le dos,il y avait forcément un truc. L'astuce consistait à lancer le pauvre bestiau à fond puis de profiter de la descente des quatre derniers kilomètres précédant le tunnel pour le mettre au point mort et de laisser glisser.Cette technique, dite de la roulette, devait être pratiquée de nuit ou au petit matin, afin de limiter le risque d'escagasser une malheureuse deux chevaux ou une triste Juvaquatre. Le vrai problème était de raccrocher les vitesses en ralentissant au préalable une cochonnerie de quinze tonnes à l'aide des freins pour le ramener à une allure à peu près raisonnable.
J'ignore encore aujourd'hui, j'en fais le serment, comment le brillant kamikaze a pu présenter à son patron un disque propre comme un sous neuf et vierge de toute infraction. Bien sûr, je vous parle d'un temps que les moins de cinquante ans ne peuvent pas connaître, mais on savait rigoler à l'époque. Bref, j'avais eu la preuve qu'un chronotachygraphe n'était pas inviolable, que les conducteurs étaient cinglés et que j'étais un parfait inconscient.
Un Fainéant: 105 puis 120 et enfin 150 chevaux pour un P.T.C. de 15600 kilogrammes. Oh, hisse!
Évidemment, cette histoire remonte aux calendes grecques et personne ne s'amuserait aujourd'hui à se livrer à de tels abus alors que les contrôles et les appareils sont renforcés , ohé ohé...
De toute façon mon histoire va s'arrêter là, parce que, franchement, quand je vois la tronche d'un chronotachygraphe d'aujourd'hui,tiens...
Ça me donne envie de rouler à vélo.
Pour conclure, sachez que:
-Celui qui n'a jamais vu un "maxi-code" débouler derrière lui jusqu'au ras de son pare-choc arrière devrait aller voir "duel" sur grand écran
-Le chronotachygraphe n'est pas obligatoire dans tous les pays
-A partir d'un certain nombre de bières, il devient assez peu important pour certains chauffeurs
-Dans notre belle France il n'est pas obligatoire sur les utilitaires légers de moins de trois tonnes cinq, ce qui permet à quelques énervés du turbo de vous enrhumer sur l'autoroute
-Enfin, j’aimerais bien que quelqu'un m'aide à identifier ce bel appareil dont je n'arrive pas à lire le nom
Merci d'avance, bonne route quand même et kenavo. --- Je tiens beaucoup à ma montre, c'est mon Grand Père qui me l'a vendue sur son lit de mort (W. Allen) |