Exupery (Modérateur)
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14/06/17, 10:12
(Modifié par Exupery
le 14/06/17, 12:14)
 

Un Chronomètre de Marine (Général)

Si vos pas vous portent un jour vers Londres, prenez le métro jusqu'au musée maritime de Greenwich. Là, engagez-vous dans la salle qui renferme ce petit objet, un élégant chronomètre de marine d'apparence toute simple, qui porte cette inscription "Larcum Kendall, London"


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et au dos:

Presented to
THE UNITED SERVICE INSTITUTION
By
REAR-ADMIRAL SIR THOMAS HERBERT, K.C. B., M.P.,
This Timekeeper belonged to Captn. Cook, R.N.,
and was taken by him to Pacific in 1776.
It was again taken to the Pacific by Captain
Bligh in the "Bounty", 1787.
It was taken by the Mutineers to Pitcairns Island
and was sold in 1808 by Adams to a citizen of
the United States,
who sold it at Chili, where
it was purchased by
Sir Thomas Herbert.


Je traduis:

Présenté à UNITED SERVICE INSTITUTION
par le Contre-Amiral SIR THOMAS HERBERT, K.C. B., M.P.
Ce Chronomètre a appartenu au Capitaine Cook, Royal Navy,
et fut emporté par lui dans le Pacifique en 1776
Il fut emporté à nouveau dans le Pacifique par le Capitaine William Bligh à bord du "Bounty" en 1787
Il fut pris par les mutins sur l'île de Pitcairn
et fut vendu en 1808 par Adams à un citoyen des Etats-Unis
Qui le vendit au Chili
Où il fut vendu à Sir Thomas Herbert.



Les suisses gardent jalousement leur réputation de rois de l'horlogerie, mais s'il est un pays qui doit une grande partie de son influence sur le monde à son horlogerie, c'est bien le Royaume-Uni. Ce n'est pas un hasard si c'est une marque anglaise qui est la marque la plus citée sur Chronomania (Rolex, hé oui, est une marque anglaise. Le siège n'a été déplacé que plus tard en Suisse pour une histoire de taxes). Le temps et l'espace sont anglais: le temps universel est celui de Greenwich, et les coordonnées des cartes du monde entier sont calculées à partir de cette banlieue de Londres.

Capitaine56 avait fait une série de posts très complets sur la quête de la longitude, et les progrès faits en horlogerie pour les besoins de la navigation. C'est ICI. Il a décrit comment ce fut un anglais, Mr Harrison, qui réussit le premier à fabriquer un chronomètre de marine fiable pour les navigateurs.

Pour rappel, en mer il était relativement aisé à l'aide d'instruments astronomiques de connaître sa latitude (octant, sextant), mais connaître sa longitude dépendait de la précision de la montre de bord. Or, les écarts d'humidité et de température, les mouvements du bateau, dégradaient trop l'instrument pour avoir une longitude fiable. Le chronomètre de marine de Harrison (1761) fut le premier instrument vraiment fiable, récompensé par le prix de l'Amirauté. Le siècle coincide avec les grands voyages d'exploration et les premières cartographies précises autour du globe. C'est le siècle de Bougainville, de Darwin, de James Cook. C'est le siècle du "Bounty".

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Bligh et ses fidèles abandonnés en pleine mer


Chacun connaît l'histoire incroyable de la plus célèbre mutinerie, et l'épopée de son valeureux capitaine, William Bligh, qui réussit l'exploit de ramener 18 hommes à bord d'une chaloupe à travers le pacifique. Lorsque les mutins abandonnèrent les malheureux à leur sort, en plein milieu de l'océan, la seule chose que Bligh ait demandé n'était pas le sextant, mais le chronomètre de bord, bien plus précieux pour sa navigation vers l'Ouest. Les mutins ont refusé, naturellement.

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Lettre de William Bligh déclarant à l'Amirauté la perte du chronomètre, aux mains des mutins. Devant la Cour Martiale, il était aussi nécessaire de justifier cette perte que la perte du navire lui-même.


Revenons aux posts de Capitaine56. J'y relève notamment ce passage sur les méridiens : "Louis XIII, en 1634,décrète que ce sera celui de Hierro, la plus occidentale des îles Canaries. En avant pour plus de deux siècles de débats entre français qui, en 1792 déplacent le méridien «0» à Paris et anglais, qui en tiennent pour Londres. Greenwich l’emporte en 1884, au prétexte fallacieux que la Tamise est à une portée de lance-pierre. Il faut attendre 1911 pour que l’ensemble des pays se rallie au méridien de Greenwich."

J'ajoute à son brillant exposé technique sur les chronomètres que ce qui a précipité ce changement de méridien universel, c'est bien l'horlogerie. A l'époque, après l'ère des découvertes portugaises et espagnoles, largement au pifomètre (sans parler des Vikings), la domination des mers et l'exploration scientifique est un duel entre l'Angleterre et la France. On rivalise alors de précision dans l'établissement des cartes, et dans la mesure des distances, des coordonnées, donc de la longitude. Nous parlons bien d'horlogerie.

A l'époque de Harrison, seule les Amirautés peuvent s'offrir des chronomètres de marine qui sont encore hors de prix. Mais très vite, la fabrication va nécessiter des coûts moindres et permettre l'équipement de la plupart des bateaux, y compris de la marine marchande. Déjà à l'époque des explorations de Bougainville et de James Cook, qui ont produit les premières cartes sérieuses des régions explorées (dont les données dont encore utilisées aujourd'hui), la miniaturisation et la technologie ont changé la donne. De nombreuses marques anglaises commencent à proposer des chronomètres de marine.

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Chronomètre du "Beagle", sur lequel Darwin navigua


Un siècle plus tard, à bord du célèbre HMS "Beagle" qui transporte Darwin vers les Galapagos, expédition séminale s'il en est, on compte pas moins de vingt-deux chronomètres. Celui qui est exposé au British Museum est la création d'un certain Thomas Earnshaw. Les marques sont Arnold, Dent (fabricant de la fameuse horloge de St Pancras dont j'avais parlé ici, et de... Big Ben!), Eiffe, French, Frodsham, Gardner, McCabe, Molyneux, Morrice, Murray, Parkinson, Pennington. Il faut ajouter qu'une dizaine de chronomètres français fut emportée à bord des autres navires de l'expédition.


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"Grasshopper escapement", l'échappement utilisé par Harrison


A l'époque, grâce à Harrison, l'Angleterre a une certaine avance en horlogerie, mais qui n'est pas déterminante. Les horlogers français ne sont pas loin derrière. Par contre, elle a une avance déterminante en cartographie, car tous ses navires emportent des chronomètres, et elle finance de plus nombreuses expéditions. Or, c'est par la production de cartes précises des coins les plus reculés du globe, utilisés par les marines du monde entier, que les Anglais gagnent la bataille du temps universel et du positionnement du méridien "0". Toutes les cartes nécessitent un méridien de référence, et comme le nombre de cartes anglaises était bien supérieur, la notation des coordonnées avec le méridien de Greenwich s'est imposée au monde, et par là même, le temps "GMT" (Grrenwich Meridien Time), ensuite devenu le temps "UTC" en 1960. Rolex a gardé le nom "anglais" de sa GMT sortie en 1954, mais une dénomination contemporaine après 1960 devrait être "UTC".

Revenons à notre chronomètre du Bounty car son histoire est fort intéressante. Nous devons parler des coûts. James Cook emportait lors de son premier voyage une copie du modèle Harrison H4 faite par Kendall, baptisée K1. Ce chronomètre a coûté £500, soit 30% du prix du bateau de Cook! L'Amirauté pressait Kendall de fabriquer un nouveau modèle pour la moitié du prix. Le K2, retrouvé sur le Bounty, a coûté £200. Le bateau lui-même, le Bounty, a coûté £1950. Le chronomètre ne représentait plus "que" 10% du prix du bateau...

Cette économie du K2 par rapport au K1 s'est faite au prix de la fiabilité, notamment dans l'échappement. William Bligh note dans son journal à plusieurs reprises que le chronomètre perd en fiabilité avec les changements de température sous différentes latitudes. Les mutins savent ce détail. Lorsqu'ils cherchent une île pour se cacher et s'établir, ils choisissent Pitcairn, car ils ont aussi remarqué que l'île a été mal cartographiée par Carteret, quelques années plus tôt, car celui-ci n'avait pas de chronomètre fiable. Donc l'île était "invisible" pour les cartes de l'amirauté. Ce n'est qu'après plusieurs jours de recherche que l'on pouvait la trouver, un peu par hasard. Cela n'a pas empêché l'amirauté d'envoyer des expéditions punitives pour retrouver les mutins, mais ces expéditions ont elles-mêmes été catastrophiques et c'est une autre histoire, tout aussi passionnante, au siècle des grandes Révolutions...

On pourrait de bonne foi dire que l'importance relative de l'Angleterre dans l'horlogerie par rapport à celle de la Suisse est à mettre en rapport direct avec l'importance de la Marine Anglaise comparée à la Marine Suisse.

---
**Exupéry (Modérateur)**

capitaine56

Toujours près de la mer,
14/06/17, 10:38

@ Exupery (Modérateur)
 

Un Chronomètre de Marine

Voilà qui s'appelle un retour en fanfare! Grand merci.

L'histoire de ce chronomètre qui a fait dans tous les sens du terme le tour du monde pour revenir à son point de départ est époustouflante! Et narrée de main de maître (à bord).

J'aimerais ajouter un détail concernant l'avance des britanniques en matière de cartographie. Il y a un exemple où celle-ci fut prise en défaut.

Le huit janvier 1971, le paquebot "Antilles" de la Compagnie Générale Transatlantique, heurte un récif non signalé à proximité de l’Île Moustique.

Malgré tous les efforts du Commandant et de l'équipage, le navire dut être abandonné après que toutes les personnes embarquées aient été sauvées.

Le Commandant Kerverdo, dont j'ai eu l'honneur de parler par ailleurs, ne se remis jamais de ce terrible naufrage.

Les cartes de la région embarquées sur le paquebot étaient toutes des cartes anglaises.

---
Je tiens beaucoup à ma montre, c'est mon Grand Père qui me l'a vendue sur son lit de mort (W. Allen)

Exupery (Modérateur)
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14/06/17, 12:24

@ capitaine56
 

Un Chronomètre de Marine

» J'aimerais ajouter un détail concernant l'avance des britanniques en
» matière de cartographie. Il y a un exemple où celle-ci fut prise en
» défaut.
»
» Le huit janvier 1971, le paquebot "Antilles" de la Compagnie Générale
» Transatlantique, heurte un récif non signalé à proximité de l’Île
» Moustique.
»
» Malgré tous les efforts du Commandant et de l'équipage, le navire dut être
» abandonné après que toutes les personnes embarquées aient été sauvées.
»
» Le Commandant Kerverdo, dont j'ai eu l'honneur de parler par ailleurs, ne
» se remis jamais de ce terrible naufrage.
»
» Les cartes de la région embarquées sur le paquebot étaient toutes des
» cartes anglaises.

Merci Capitaine,

Ces histoires de naufrages dûs à des cartes obsolètes sont hélas assez courantes. L'année dernière, lors d'une course à la voile autour du monde, un Clipper s'est abîmé en heurtant un récif signalé par les cartes et GPS, mais dont les données de hauteur d'eau dataient de... James Cook! Les cartes du Pacifique Sud et d'autres régions, restent encore peu actualisées et dépendent bien souvent de données recueillies il y a très longtemps.

Ce que la mésaventure du Commandant Kerverdo confirme, outre l'erreur de la carte, c'est que la seule carte dont il disposait était anglaise: elle avait le désavantage d'être inexacte, mais l'avantage d'exister.

Ah si nos rois, nos empereurs et nos présidents avaient davantage investi dans notre flotte, si Napoléon avait eu l'esprit plus marin, si l'Amiral Villeneuve ne s'était pas planqué à Cadiz, si..., si...

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**Exupéry (Modérateur)**

nonosore

14/06/17, 11:33

@ Exupery (Modérateur)
 

Un Chronomètre de Marine

Merci pour ce post! En plus d'avoir un historique incroyable, ce sont des pièces superbes!

Exupery (Modérateur)
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14/06/17, 12:27
(Modifié par Exupery
le 14/06/17, 12:45)


@ nonosore
 

Un Chronomètre de Marine

» Merci pour ce post! En plus d'avoir un historique incroyable, ce sont des
» pièces superbes!

Oui :-) Et le côté épuré et sobre de ce Larcum Kendall K2 reste séduisant. Il serait sans doute déclinable avec bonheur en plus petit sur une montre bracelet.

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**Exupéry (Modérateur)**

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