capitaine56


Toujours près de la mer,
08/10/15, 19:54
 

L'incroyable horloger (Articles)

L'incroyable horloger



Connaissez-vous Port-Louis ?


Pas le Port Louis de la Guadeloupe, à la pitoyable banalité des îles bêtement ensoleillées,

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Ni davantage le Port Louis de l’île Maurice, où vous passez régulièrement vos vacances dans une oisiveté de riches parvenus.

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Non, je parle du vrai Port Louis, Porzh Loeiz en breton, le seul, l’unique, autrefois nommé « Blavet », du nom de la rivière qui l’arrose, avant d’être rebaptisé en l’honneur de Louis le Treizième.

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Port Louis, son climat vivifiant, son port de plaisance, ses vieilles rues, sa citadelle dont tout le monde sait qu’elle fut bâtie par Monsieur Vauban, ce qui fait bien rigoler les autochtones qui n’ignorent pas, eux, que cette place forte est l’œuvre de Don Juan del Aguila à la fin du XVIème siècle, alors que la ville était occupée par les Espagnols et que le papa de Vauban n’existait encore que sous forme de spermatozoïde en projet chez son grand-père. Vauban ne vit cette forteresse que deux fois, un bon siècle plus tard, pour dire qu’elle s’effondrerait au premier coup de canon, preuve que les meilleurs peuvent se mettre profondément le doigt dans l’œil.


Anecdote : il y a quelques années, la Poste Française édita une série de timbres (assez vite retirée de la vente, il faut le dire) représentant les plus belles réalisations de Monsieur Vauban. Bien entendu, la citadelle de Port Louis figurait en bonne place dans cette série. C’est écrit « La Poste », là. Passons.


Au Port Louis, il y a une Grande Rue. Quoi de plus banal?

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Dans cette Grande Rue, il y avait un horloger. Rien d’étonnant, me direz-vous. Certes, certes!... mais pas n’importe quel horloger ! Vous n’imaginez quand même pas que je vais farfouiller des archives, interroger des témoins, triturer ma pauvre vieille matière grise et user le clavier de mon ordinateur pour parler d’un horloger quelconque, non ? Bon.


Rendons-nous en 1930.

A cette époque, Port Louis compte environ trois mille cinq cents habitants, bien plus qu’aujourd’hui. C’est une petite paroisse bretonne assez prospère et fort animée, vivant de la pêche et des emplois nombreux offerts par l’Arsenal de la Marine Nationale à Lorient.


C’est là, au cours de cette année 1930 que s'installe notre héros. Il s’appelle Daniel-Marius Vachey. Son nom vous dit quelque chose ? Cela ne m’étonne qu’à moitié. Poursuivons, néanmoins, car il y a peut-être parmi nous quelques cancres (mais j'en doute) qui ignorent encore qui était cet horloger Port-Louisien.


D’abord, il n’est pas Port-Louisien, ni même Breton, (comment un Breton pourrait-il se prénommer Marius ?) mais son entregent, son amabilité, son dynamisme et ses talents en font vite une figure locale éminente et on oublie ses origines douteuses : il faut avouer qu’il est né à Paris, dans le XIIIème arrondissement (même pas dans le quartier breton du XVème !) le 16 juin 1904.


Son existence terrestre aurait pu être brève : en 1911, on le retrouve plâtré au sanatorium de Berck, victime d’une tuberculose osseuse. Il y restera jusqu’en 1924. Treize longues années de traitement !


Vue du sanatorium de Berck au début du XXème siècle


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Ses parents, pour le distraire, lui offrent un Meccano, jeu introduit en France en 1912. C’est LA révélation.

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Daniel-Marius passe son temps à construire, créer des mécaniques de plus en plus complexes, puis va démonter force réveils pour détourner les mouvements de leur fonction originelle et en faire des moteurs pour ses créations.


Même les pires maladies peuvent ne durer qu’un temps, celui-ci parut-il interminable. Daniel-Marius se retrouve un jour hors de l’hôpital, boiteux à jamais, mais bien vivant, et contraint de trouver un emploi. Le voici travaillant dans une fabrique de jouets scientifiques, ce qui, bientôt, lui insupporte.


Le problème est que ses parents ne lui portent qu'un très vague intérêt, ainsi qu'à ses quatre frères, au demeurant; à dire vrai, leur mère ne souhaitait pas d'enfant, alors cinq fils... Daniel seul fera carrière. Il faut dire qu'il déborde de soif de vivre, en raison, sans doute, de ses longues années d'immobilisation au sanatorium.

Ce qu'il n'a pu dépenser d'énergie dans son enfance et son adolescence, il va le transformer en un formidable dynamisme physique et intellectuel tout au cours de sa vie. Il a faim de tout! Son ami Jean Moreau écrira à peu près ceci :
 
« Un soir, au cours d’un dîner, Il s’ouvre de ses problèmes à son oncle et à sa tante et leur fait part de ses goûts pour l’horlogerie.»


Ces proches parents entendent son appel et vont l’aider à réaliser sa vocation. C’est grâce à leur aide qu’il va pouvoir s’inscrire, à 21 ans, à l’Ecole d’Anet.


C’est quoi Anet ? Les esprits cultivés (mis à part les cancres du fond que j'évoquais tout à l'heure) ne manqueront pas de répondre :
« C’est la ville où se trouve le château de Diane de Poitiers.»


Vue du château d'Anet


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Exact. Mais c’est aussi la ville dans laquelle fut ouverte en 1871 par Albert Beillard, la troisième école d’horlogerie de France, ce qui n’est pas rien.


Je sais que parmi ceux qui me lisent, se trouvent des petits-fils, des fils, voire même d’anciens élèves de cette école, transportée à Dreux en 1925 par Gabriel Moreau (successeur d'Albert Beillard en 1920) et qui fermera ses portes, faute d’élèves et de moyens au cours des années 1980.


Façade de l’Ecole d’Horlogerie d’Anet

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Dans cette école, Daniel-Marius, le futur horloger de Port-Louis, se trouve confronté à un Directeur tout aussi tranchant, rigoureux et qualifié que l’élève est dissipé, farceur et chahuteur. Le maître est "col dur et cravate serrée", l'élève est "cheveux au vent et tenue débraillée". Cela ne peut que barder. Cela barde, en effet, mais, le disciple étant également travailleur et doué, leurs relations s’apaisent et une véritable complicité se noue entre eux.


Il faut dire que Daniel Vachey est un bourreau de travail: lorsqu'il a terminé ses exercices, il n'hésite pas à aider ses camarades qui peinent parfois ... cela lui permet d'arrondir quelque peu des fins de mois difficiles. Mais chut! Il y a prescription. La veille de ses épreuves de fin d'études, le Directeur le surprend penché sur son ouvrage à 6 heures du matin, frais comme un gardon! Les liens entre Gabriel Moreau, le Maître, et Daniel-Marius Vachey, l’élève, ne se relâcheront jamais.


Gabriel Moreau, le réputé Directeurs de l’Ecole d’Horlogerie d’Anet, successeur d'Albert Beillard.


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Arrive l’année 1926. Trois années d’apprentissage acharné se sont écoulées. L’élève reçoit sa récompense :

-Médaille d’or avec mention « très bien ».


Il glane encore par ci par là quelques prix :
-Médaille de vermeil à Pacy-sur-Eure en 1926
-Médaille d’or à Evreux en 1927
-Médaille de vermeil, même année, même endroit.


Tradition oblige, Daniel Vachey effectue son tour de France qui le conduit à Evreux, Toulouse, Saint-Cast, puis, enfin, au Port-Louis où il s’établit, vous le savez déjà, en 1930, après avoir raflé au passage une médaille d’or au Concours Lépine de 1929 grâce à cette réalisation :


Echappement à détente à force constante.
(Vente antiquorium 24 avril 2004, photo la Cote des Montres)


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Mais pourquoi diable, me direz-vous peut-être, un jeune homme aussi doué vient-il se perdre dans ce trou breton? A cela, trois raisons:

Sa santé: Le corps médical lui a recommandé l'air de la mer, compte tenu de sa fragile constitution,

Son astuce: Il a recherché un endroit où il n'existait pas d'horlogerie. A Port-Louis, il y a des bistrots, des constructions navales, des commerces divers, mais pas d'horloger.

Sa fiancée: à l'école d'Anet, il a fait la connaissance d'une certaine Flora Le Franc dont le frère est horloger-bijoutier à Lorient, juste de l'autre côté de la rade. Flora n'est pas une maladroite en matière d'horlogerie:


Echappement à détente réalisé par Flora Le Franc à Anet. Médaille d'argent. Collection Monique Vachey-Péniguel. Et ça fonctionne toujours! (Photos M.C.)


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Bien vu! Les chalands se pressent nombreux dans sa boutique et il appelle bien vite à son secours sa chère et tendre. Mais on ne rigole pas avec les bonnes moeurs dans les paroisses bretonnes. S'il veut se faire une clientèle, il lui faut se marier dare-dare, ce qui sera effectif le 2 décembre 1930, date anniversaire de? De?... du sacre de Napoléon Premier? D'Austerlitz? Du coup d'état de Napoléon III le Petit? Mais non, voyons, date de la Saint Eloi, patron des horlogers. Il faut tout vous expliquer, hein?


Flora Vachey dans le magasin de Port-Louis


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Le 6 octobre 1931, Jean Claude, leur fils aîné voit le jour. Il sera suivi en 1934 de sa sœur cadette Monique.

Date importante que cette année 1934 chez les Vachey : si l'on en croit la tradition familiale, c’est à la naissance de sa fille que Daniel va ébaucher le projet auquel il consacrera l’essentiel de sa vie. C’est en 1934 qu’il va en tracer les premiers plans. Nous y reviendrons.


Mais Daniel Vachey n’est pas seulement un horloger. La nature l’a doté d’un nombre incroyable de talents, qu’il a pu développer au cours de ses longues années de séjour en sanatorium :
Il est dessinateur, peintre, sculpteur, portraitiste,


Sa fille, Monique Peniguel, raconte:


« Comme il boitait, il ne pouvait marcher très longtemps. Aussi, lorsque nous partions en promenade avec mon frère et ma mère, il emportait avec lui un carnet de dessin, qu’il sortait et noircissait à chacun de ses nombreux arrêts… »



La citadelle de Port-Louis, vue de Larmor-Plage, par D.Vachey


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Il est musicien, comédien, photographe, collectionneur de montres anciennes, philatéliste éminent, organisateur de spectacles de marionnettes, pour lesquels il a inventé un personnage du nom de « Veste Rouge », membre du Foyer Laïc, Président du Comité des Fêtes de Port-Louis...


Daniel Vachey (à droite), interprétant l'immortelle opérette « Par devant Maître Pistache » (livret de Daniel Vachey, décors de Daniel Vachey, costumes de Daniel Vachey, mise en scène de Daniel Vachey)

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Cette opérette sera représentée à Port-Louis, Lorient, dans le Finistère, les Côtes d'Armor... la gloire, quoi!


Il réussit l’exploit de faire venir dans sa petite ville des artistes aussi renommés à l’époque qu’Armand Mestral ou André Verchuren, par exemple, ce qui lui vaut quelques soucis avec la Municipalité car, à ces occasions, toutes les entrées de la ville sont paralysées par la foule qui accoure de tous les environs !


Sa très chère Maman, premier prix de conservatoire de piano, ne lui a absolument pas appris la moindre note. Qu'à cela ne tienne. Il se forme tout seul, sans la moindre notion de solfège, et le voici à la tête de l'orchestre "Idéal Jazz" avec lequel il va écumer les bals et les noces de la région.


L'Ideal Jazz, Daniel vachey à gauche de la photo

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Quand il ne se produit pas en solo:

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"Bien-bien-bien. A quoi vais-je m'occuper maintenant?", s'interroge-t-il.
"Tiens, les festivités locales manquent un peu de piquant. Si on construisait des chars?"
Va pour les chars.


Carte postale D. Vachey


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Il sera plus tard membre du « Pipe Club », intronisé dans ce glorieux cénacle par Achille Zavatta lui-même et recevra à Lorient un grand fumeur de pipe devant l'Eternel, Jean Richard. Pourtant, il ne fume la pipe que lors des concours! Le reste du temps, il machouille au coin de la bouche, une abominable clope "Gitane maïs" qui empeste et dont il laisse trainer les mégots dans tous les coins, au grand dam de son épouse. Sacré Daniel!


Il est encore éditeur et collectionneur de cartes postales. Voici deux exemples, extraits des "Chroniques Port-Louisiennes", collection Michel Le Falher:

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Charité bien ordonnée commençant par soi-même, notre ami Vachey n'oublie pas d'éditer des cartes postales présentant sa boutique de Port-Louis, qu'il a, bien entendu, photographiée lui-même:

Carte postale D. Vachey.


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il est aussi électricien, vendeur et réparateur de postes de radio (il représente la marque Philips), mais pas seulement! Il vend des appareils photographiques, des pellicules, des tas de trucs que ses clients lui réclament. De l'aveu de sa fille, la boutique est un "bazar". Ce qu'il n'a pas en stock est livrable sous huit jours. Il va jusqu'à écrire sur sa vitrine:

"Nous ne disposons pas de cafetières."


Parfois, il brade. Sortant un inventaire devant sa porte, il propose aux passants, montres, horloges et autres objets dont il souhaite se défaire, car le magasin est petit et les stocks envahissants:


Photo Vachey. Au mur, une série d'horloges "Vedette".


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Mais surtout, il est un exceptionnel horloger qui continue à accumuler les distinctions, lorsqu’il prend le temps de présenter ses œuvres :

-1937 : diplôme des Arts et Techniques à Paris

-1938 : Diplôme au Concours Artisanal de Lyon

1952 : Hors Concours à Vannes

1956 : Il est fait Officier d’Académie, pour services rendus à l’Enseignement Technique.

Pourtant, il n’a guère de temps à lui : pendant trente ans (trente ans!) il se consacrera à la réalisation dans l’arrière-boutique de son magasin de village, d'un modeste ouvrage :

21 cadrans, 40 fonctions astronomiques et de calendrier, plus de 3200 pièces, le tout réalisé avec des outils spécialement conçus par l’auteur de l’œuvre d’art. Rien que ça!


« Commencée en 1938, elle ne fut terminée qu’en 1967. Sa construction a nécessité d’énormes calculs et la construction d’un outillage spécial dont une machine à diviser le cercle en 129600 parties égales pour réaliser certains rouages dont les nombres étaient « premiers » et très nombrés. »

(Daniel Vachey, Lorient, le 30 avril 1967)



Seules les sculptures qui ornent le meuble de style gothique sont de messieurs Le Houedec et Poulichet, artisans locaux. L’objet mesure 1,50 mètres de haut, 0,77 mètre de large, 0, 35 mètre de profondeur.
"Mais enfin, de quoi s'agit-il?" vous interrogerez-vous peut-être.
Mais voyons! De ça:

Suspense...

Afin de ne pas trop fatiguer mes pauvres méninges surmenées, je m'interrompts un instant...

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À SUIVRE...

---
Je tiens beaucoup à ma montre, c'est mon Grand Père qui me l'a vendue sur son lit de mort (W. Allen)

regalis
[image]

08/10/15, 20:32

@ capitaine56

L'incroyable horloger

» A SUIVRE

Parce qu'il en reste???:surprised:
Bon sang, Capitaine, comment dégottez vous ces destins hors normes, où les quidams vivent plusieurs vies en une seule?
Je me sens tout petit ce soir...

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"Your time is gone!"

Mnementh

Autan en emporte le vent,
08/10/15, 20:37

@ capitaine56

L'incroyable horloger

» Afin de ne pas trop fatiguer mes pauvres méninges surmenées, je
» m'interrompts un instant...

Mais euh... la suite ! :-P

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Rien ne va de soi...

capitaine56


Toujours près de la mer,
08/10/15, 20:46

@ regalis

L'incroyable horloger

J'ai le temps...

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Je tiens beaucoup à ma montre, c'est mon Grand Père qui me l'a vendue sur son lit de mort (W. Allen)

birdy1962
[image]

Lausanne, Suisse,
09/10/15, 09:29

@ regalis

L'incroyable horloger

» » A SUIVRE
»
» Parce qu'il en reste???:surprised:
» Bon sang, Capitaine, comment dégottez vous ces destins hors normes, où les
» quidams vivent plusieurs vies en une seule?
» Je me sens tout petit ce soir...




je te rassure tu es pas le seul.....et moi je remercie google pour pouvoir suivre l'itineraire de ce monsieur.....

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Si toutes les femmes étaient fidèles, il n'y aurais pas d'hommes infidèles !

Séb80


Samara Land, au fond à droite...,
09/10/15, 11:10

@ capitaine56

L'incroyable horloger

Hello cher Capitaine,

Merci pour le récit et l'histoire hors norme de ce personnage atypique.

Faisant pour ma part partie des cancres suscités, un grand merci pour avoir combler mes lacunes.

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BOYCOTT CHRONOAGENT.IT!

Tarzom
[image]

par içi et par là,
10/10/15, 14:10

@ capitaine56

L'incroyable horloger

Faisant aussi parti des cancres de fond de classe, je te remercie de me cultiver.

C'est toujours avec un grand intérêt que je suis vos histoires.

Merci

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La signature prend de la place inutile ;-)

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