Une heure du matin !
C'est à une heure du matin, le 29 mars 1866 que Caroline Pelletier, épouse Hippolyte Vincent, met au monde, à Thonon les Bains, un enfant de sexe masculin bientôt baptisé Charles Adolphe Henri. Je suis au regret d’avouer à mes fidèles lecteurs que j'ignore quel temps il faisait cette nuit-là à Thonon les Bains, mais je gage que la plupart d'entre eux s'en moquent.
Qu'ils sachent simplement que voir le jour de nuit a de quoi vous mettre la tête à l'envers. C'est pourquoi, bien vite, Charles Adolphe Henri prendra l'habitude de se faire appeler Henri Adolphe Charles, ou plus communément Henri tout court, ce qui, avec son nom lui fait néanmoins deux prénoms. Vous me suivez ? Bon, on continue.
Au fil des jours, Henri (Vincent) grandit jusqu'à atteindre ses dix neuf ans. Comme le temps passe ! Le 21 mai de cette belle année 1885, Henri Vincent passe devant le bureau de recrutement de Châtellerault. Il fait froid, le temps est sombre (c'est exact : j'ai vérifié!). Brrr. Vincent (Henri) décide d'entrer se mettre au chaud et profite de l'occasion pour signer un engagement pour cinq ans dans l'Infanterie. Il a bien raison, parce que la Marine, à Châtellerault...Voici donc ce brave Henri Vincent deuxième classe au 131ème Régiment d'Infanterie.
Et il ne manque pas d'ambition, Henri ! Le voici caporal, caporal-chef fourrier, sergent en mai 1887 (fait pas froid, mais il pleut, j'ai vérifié). Quelle carrière ! Dans l'élan, il est inscrit le 24 avril 1889 (Il pleut, j'ai vérifié) au cours d'élève-officier au 100ème R.I. et devinez quoi ? Boum, Vincent (Henri) est bombardé sous-bite, pardon, Sous-lieutenant en mars 1890 (ça a l'air d'une blague : il pleut!). Son rang ? Disons...dans la vague moyenne : 246ème sur 461. Peut mieux faire, diront les esprits forts.
Justement, ça va venir. Lieutenant, Lieutenant de première classe (je ne savait même pas que ça existait, Lieutenant de première classe) et un beau jour, le 30 décembre 1902 (il pleut, j'ai vérifié), Henri Adolphe Charles Vincent (Charles Adolphe Henri Vincent à l'état-civil) est promu au grade de Capitaine au sein du 149ème Régiment d'Infanterie.
Vous vous en fichez, direz-vous. Je n'en doute pas. C'est trop long. Je sais. C'est exprès pour vous faire enrager. Pourtant, c'est là que mon histoire commence. Le 4 octobre 1905, notre brave capiston se casse la gueule de son canasson, pardon, fait une chute de cheval. Tandis qu'un certain Orvild Wright vole à trente sept mètres d'altitude, Henri Vincent s'écrase au sol.
Il faut dire qu'il fait un temps à ne pas mettre un cheval dehors en octobre 1905 (j'ai vérifié). Gros bobos, fractures, arrachements ligamentaires, contusions, la totale. La convalescence va lui donner le temps de réfléchir. Et il va bien l'utiliser, le temps.
Justement, c'est à lui, qu'il pense, entre autres. Aboutissement de ses longues réflexions, cogitations, calculs, croquis, schémas, plans, prototypes et essais, il présente officiellement la montre boussole du Capitaine Henri Vincent que voici :
Bel objet, n'est-il pas ? Une montre-boussole. Présentée en 1909 ! J'en connais, avec leurs montres connectées, tiens, si je ne me retenais pas, je rigolerais un bon coup.
Le problème, mesdames messieurs, c'est que j'ai eu l'honneur, il y a de ça quelques temps, voire même plus, de présenter cette jolie chose à la docte assemblée que vous formez en posant les question fondamentales :
« C'est quoi-t'est-ce ? »
Ce à quoi l'on m'a répondu :
« C'est une montre-boussole, pauvre naze, c'est écrit dessus.»
« C'est à quoi que ça sert ?
-Ben, à lire l'heure et à s'orienter, gros blaireau.»
Bon. J'insistais :
« C'est comment que ça marche ? »
« On sait pas . »
Bande de cloches. Moi je sais, nanananèreu.
Il faut dire que depuis ce jour lointain pendant lequel j'ai cherché en vain la lumière dans vos cervelles, pardon, cerveaux, je suis tombé par hasard et par chance sur un minuscule mais néanmoins coûteux opuscule, vendu par un abominable mercanti qui savait qu'il détenait un trésor. Je suis tombé, donc, sur la :
Notice
sur la
Montre-Boussole
du capitaine Henri VINCENT
Brevetée S.G.D.G.en France et à l'étranger.
La preuve:
La dite notice est annotée de la main de l'auteur lui-même et est incluse dans un savant document qu'il a dédicacé à Monsieur Georges Bidault de l'Isle.
Dès la première page de cet ouvrage, force m'a été de reconnaître que celui qui avait gravi un à un les échelons de la hiérarchie militaire et fantassine n'était pas qu'un simple caporal-fourrier, loin s'en faut !
Une autre preuve :
Rien que ça ! Avoir eu Camille Flammarion lui-même comme maître, cela vous situe un homme. En réalité, notre fantassin avait la tête dans les étoiles. Pas étonnant qu'il soit tombé de son cheval : il ne regardait pas où celui-ci mettait les pieds. A-t-on idée de grimper sur un bourrin quand on est biffin ? Oui, je sais, y a que la piétaille qui marche à pied. Les gradés, à dada. (M'en fous, j'étais tringlot...)
Mais, vous interrogerez-vous peut-être, c'est quoi, le « cosmogéosphère » ?
C'est cela :
Voici ce qu'en écrit Camille Flammarion :
« Le cosmogéosphère permet de se rendre compte avec une très grande exactitude et sans aucune démonstration théorique de tous les phénomènes cosmographiques résultant de la rotation de la terre autour de son axe et de son mouvement de translation autour du soleil.
Il est a lui seul un beau chapitre d'enseignement de cosmographie populaire. »
Et toc. Merci Camille.
Camille Flammarion (1842/1925)
J'aime bien les chemins de traverse, mais si maintenant je m'attaque à la biographie de Camille Flammarion, je crains fort de vous échauffer les oreilles. D'autant que vous saurez tout, tout, tout sur celui-ci, en allant farfouiller dans Wikipédia, d'où j'ai sorti son auguste portrait.
Disons pour faire bref et pour les feignants que Camille Flammarion fut un cador de l'astronomie qui envisagea, entre autres idées novatrices, la pluralité des mondes habités (où l'art de se faire des amis au XIXème siècle).
Je me permets de vous présenter une des planches de l'ouvrage, avec les annotations manuscrites de l'auteur (Vincent, Henri pour les dames).
Bon, mais la montre-boussole, dans tout ça ? J'y reviens, j'y reviens. Je sais bien qu'il n'y a que les montres qui vous intéressent et que ce genre de texte ne matche pas trop avec les gardes-temps iconiques et intemporels. Moi, ce n'est pas un garde-temps, mon truc, mais un passe-temps. A chacun son Graal.
Retour sur le futur de 1909. Que lit-on dans les premières pages de la notice de cette fameuse montre ? Je copie :
« la montre-boussole réunit en un seul les divers appareils employés pour mesurer le temps, se décliner, trouver l'heure, déterminer la longitude, s'orienter, se diriger et mesurer les angles.
Elle est à la fois une montre ordinaire, une monstre astronomique, un calendrier, un cadran solaire, une boussole de déclinaison, une boussole d'orientation, une boussole directrice, une boussole marine, un rapporteur, un gnomon-théodolite et un goniomètre. »
Ben, mon Colon ! (expression qui se justifie pleinement car notre Capitaine parviendra au grade de Lieutenant-Colonel du cadre de réserve).
A qui est destinée cette merveille ? Réponse de la notice :
« Elle est de la plus grande utilité aux officiers et sous-officiers (…) aux explorateurs (…) aux navigateurs, marins et patrons-pêcheurs (…) aux ingénieurs, architectes, agents voyers, géomètres et topographes (…) aux professeurs de physique et instituteurs (…) aux aéronautes et aux aviateurs (…) aux forestiers, douaniers, automobilistes, cyclistes, chasseurs, touristes, cavaliers et voyageurs (…).
Vaste programme ! Le tout en 1909 ! L'année pendant laquelle Louis Blériot traverse la Manche avec son Blériot XI. L'année où Louis Renault devient le seul patron des automobiles Renault. L'année au cours de laquelle Robert Peary est le première homme à atteindre le pôle nord.
En récompense pour cette invention, il reçoit un témoignage de félicitations de Jean Brun, ministre des Armées le 20 avril 1911 (il pleut et il y a du vent, alors qu'il gelait huit jours avant. De quoi attraper un gros rhume, tiens).
Dans la foulée, on lui décerne la Légion d'Honneur le 12 juillet (beau temps, belle mer), décoration qui lui est remise par le Général Sarrail en personne le 14, devant le front des troupes au garde à vous, fermez le ban. (Tout va bien, il fait beau).
Bien vu, Capitaine Vincent. Voici que je me mets à regarder ma montre-boussole avec d'autres yeux... à propos, de quoi se compose la chose ?
Description, directement du producteur au consommateur:
Petite revue, avec des photos rien qu'à moi que j'ai faites comme j'ai pu.
Le cadran, le limbe, l'alidade en position rentrée. A droite, la clé de remontage dans l'orifice du remontoir.
Les pinnules de l'alidade de visée en position d'utilisation. Les connaisseurs constateront que la « bulle » de la boussole est parfaitement « coincée »...
Le style destiné à utiliser la montre arrêtée en guise de cadran solaire et la clé de remontage.
Le style et la clé dans leurs logements à gauche et à droite. A droite, le poussoir permettant la mise à l'heure et l'orifice du remontoir.
La clé dans l'orifice du remontoir, le style dans son logement, la pinnule (celle qui se place du côté de l’œil) rentrée.
C'est rébarbatif ? Non, limpide quand on regarde les images. D'abord, Henri (Charles Adolphe Vincent) et Camille vous ont dit que c'était un outil à la portée de tous, d'un marin-pêcheur breton, d'une salle de classe d'école primaire en 1909 et même d'un sous-off! Donc, ceux du fond doivent comprendre.
Comme je suis bon zig et extrêmement paresseux je vous épargnerai le mode d'emploi détaillé : vingt-cinq pages, schémas inclus.
Tout a une fin. Le 14 août 1954 (il pleut et il fait froid, j'ai vérifié), le brave Colonel Henri Vincent quitte ce bas monde, au numéro 9 de la rue Théodore Deck dans le quinzième arrondissement de Paris.
Outre la montre-boussole, il a laissé derrière lui le « cosmogéosphère », un « cadran astronomique universel » et le « multiplex » qui est un « compas-déclinomètre-dérivomètre-collimateur lumineux ».
Il avait été élevé au grade d' Officier de la Légion d'Honneur, le 22 juillet 1923 (qu'est-ce qu'y faisait chaud!), il était Officier des Palmes Académiques, membre de l'Observatoire, membre de la Société géographique de France, médaillé de la Sorbonne.
Il a écrit six ouvrages scientifiques, sept ouvrages militaires et quatorze ouvrages techniques qui traitent aussi bien des pensions d'invalidité que du « formulaire à l'usage du personnel chargé de la tenue du fichier documentaire dans les bureaux de recrutement et corps de troupe ou service ». Je n'invente rien !
Gageons qu'avec toutes ces occupations, il n'a guère eu le temps de recommencer à se casser la gu..., pardon, à chuter de cheval après 1905.
P.S. À l'attention des masochistes qui souhaiteraient apprendre à utiliser la montre-boussole et ou la cosmogéosphère, je tiens la copie de la documentation à leur disposition moyennant une modeste contribution sous forme d'un coup à boire, parce que c'est pas pour dire, mais c'est épuisant de bosser comme ça !
P.P.S. Ma montre-boussole, elle fonctionne ! Mais je n'ai ni l'étui en cuir, ni la boîte en bois! --- Je tiens beaucoup à ma montre, c'est mon Grand Père qui me l'a vendue sur son lit de mort (W. Allen) |